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dans une contrée qu’il ne connaîtrait que sur les conjectures d’un autre voyageur aussi fourbe ou aussi mal instruit que lui ? Ce négociant, c’est toi-même. Tu suis, à travers des ronces qui te déchirent, une route inconnue. Tu n’as presque aucune idée de ce que tu cherches ; et au lieu de t’éclairer dans ta route, tu t’es fait une loi de marcher en aveugle, et les yeux couverts d’un bandeau. Mais, dis-moi, si ton prince est raisonnable, sage et bon, quel gré peut-il te savoir des ténèbres profondes où tu vis ? Si ce prince se présentait jamais à toi, comment le reconnaîtrais-tu dans l’obscurité que tu te fais ? Qui t’empêchera de le confondre avec quelque usurpateur ? Quel sentiment veux-tu qu’excite en lui ton maintien délabré ? le mépris ou la pitié ? Mais s’il n’existe pas, à quoi bon toutes les égratignures auxquelles tu t’exposes ? Si l’on était capable de sentiment après le trépas, tu serais éternellement travaillé du remords de t’être occupé de ta propre destruction dans le court espace qui t’était accordé pour jouir de ton être, et d’avoir imaginé ton souverain assez cruel pour se repaître de sang, de cris et d’horreurs.

17. — Horreurs ! répondit vivement l’aveugle ; elles ne sont que dans ta bouche, pervers. Comment oses-tu mettre en doute et même nier l’existence du prince ? tout ce qui se passe au dedans et au dehors de toi ne t’en convainc-t-il pas ? Le monde l’annonce à tes yeux, la raison à ton esprit, et le crime à ton cœur. Je cherche, il est vrai, un trésor que je n’ai jamais vu ; mais où vas-tu, toi ? à l’anéantissement ; belle fin ! Tu n’as nul motif d’espérance ; ton partage est l’effroi, et c’est l’effroi qui te conduit au désespoir. Qu’importe que je me sois égratigné, une cinquantaine d’années, pendant que tu prenais tes aises, si, quand tu paraîtras devant le prince, sans bandeau, sans robe et sans bâton, tu es condamné à des tourments infiniment plus rigoureux et plus insupportables que les incommodités passagères auxquelles je me serai soumis ? Je risque peu, pour gagner beaucoup ; et tu ne veux rien hasarder, au risque de tout perdre.

18. — Tout doux, l’ami, reprit le marronnier ; vous supposez ce qui est en question, l’existence du prince et de sa cour, la nécessité d’un certain uniforme, et l’importance de conserver son bandeau et d’avoir une robe sans tache. Mais souffrez que je vous nie toutes ces choses ; si elles sont fausses, les consé-