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point salir la robe, deux choses qu’ils négligent assez eux-mêmes, trop occupés apparemment à raccommoder les bandeaux, et à décrasser les robes d’autrui ; car c’est encore une de leurs obligations.

27. J’avais presque oublié une petite troupe séparée, qui porte une toque surmontée d’une pivoine avec un mantelet de peau de chat. Ces gens-ci se donnent pour défenseurs en titre des droits du prince, dont la plupart n’admettent pas l’existence. Il y a quelque temps qu’une place importante vint à vaquer dans cette compagnie. Trois concurrents la sollicitèrent, un imbécile, un lâche et un déserteur ; c’est comme si je te disais un ignorant, un libertin et un athée ; le déserteur l’emporta. Ils s’amusent à disputer en termes barbares sur le code qu’ils interprètent et commentent à leur fantaisie, et dont il est évident qu’ils se jouent. Croirais-tu bien qu’un de leurs colonels a soutenu que, quand le fils du prince ferait le dénombrement général des sujets de son père, il pourrait aussi bien prendre la forme d’un veau[1] que celle d’un homme. Les anciens de cette troupe radotent si parfaitement, qu’on dirait qu’ils n’ont fait autre chose de leur vie. Les jeunes commencent à s’ennuyer de leurs bandeaux ; ils n’en ont plus que de linon, ou même n’en ont point du tout. Ils se promènent assez librement dans l’allée des fleurs, et commercent avec nous sous nos marronniers, mais sur la brune et en secret.

28. Suivent enfin les troupes auxiliaires, sous le commandement de colonels très-riches. Ce sont des espèces de pandours qui vivent du butin qu’ils font sur les voyageurs. On raconte de la plupart d’entre eux, que jadis ils escamotaient habilement de ceux qu’ils conduisaient aux postes de la garnison, à l’un un château, à l’autre une ferme, à celui-ci un bois, à celui-là un étang, et que, par ce moyen, ils se sont formé ces amples quartiers de rafraîchissements qu’ils ont entre l’allée des épines et celle des fleurs. Quelques anciens ou tendent la main de porte en porte, ou s’occupent encore à détrousser les passants. Ces troupes viles sont divisées en régiments, ayant chacun leur étendard, un uniforme bizarre et des lois plus singulières encore. N’attends pas de moi que je te décrive les

  1. Potuitne invaccari ? Alexander Halensis quærit et respondet, potuit. (D.)