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20. Les avenues de ce triste sentier sont occupées par des gens qui l’ont beaucoup étudié, qui se piquent de le connaître, qui le montrent aux passants, mais qui n’ont pas la simplicité de le suivre.

21. En général, c’est bien la race la plus méchante que je connaisse. Orgueilleux, avares, hypocrites, fourbes, vindicatifs, mais surtout querelleurs, ils tiennent de frère Jean des Entommeures, d’heureuse mémoire, le secret d’assommer leurs ennemis avec le bâton de l’étendard ; ils s’entretueraient quelquefois pour un mot, si on avait la bonté de les laisser faire. Ils sont parvenus, je ne sais comment, à persuader aux recrues qu’ils ont le privilège exclusif de détacher les robes : ce qui les rend très-nécessaires à gens qui, ayant les yeux bien calfeutrés, n’ont pas de peine à croire que leur robe est sale quand on le leur dit.

22. Ces béats se promènent et édifient le jour dans l’allée des épines, et passent la nuit sans scandale dans celle des fleurs. Ils prétendent avoir lu dans les lois du prince qu’il ne leur est pas permis d’avoir des femmes en propre ; mais ils n’ont eu garde d’y lire qu’il leur est défendu de toucher à celles des autres, aussi caressent-ils volontiers celles des voyageurs. Tu ne saurais croire combien il leur faut de circonspection pour dérober à leurs semblables ces échappées ; car ils sont d’une attention scrupuleuse à se démasquer les uns les autres. Quand ils y réussissent, ce qui arrive souvent, on en gémit pieusement dans leur allée, on en rit à gorge déployée dans celle des fleurs, et l’on en raille malignement dans la nôtre. Si leur manœuvre nous ravit quelques sujets, leurs ridicules nous en dédommagent ; car, à la honte de l’humanité, ils ont autant et plus à craindre d’une plaisanterie que d’un raisonnement.

23. Pour t’en donner une idée plus exacte encore, il faut t’expliquer comment le corps très-nombreux de ces guides forme une espèce d’état-major, avec des grades supérieurs et subalternes, une paye plus ou moins forte selon les dignités, des couleurs et des uniformes différents : cela varie presque à l’infini.

24. Premièrement il y a un vice-roi qui, de peur de s’écorcher la plante des pieds, qui lui sont devenus fort douillets, se fait traîner dans un char, ou porter dans un palanquin. Il se dit poliment le très-humble serviteur de tout le monde ; mais il souffre patiemment que ses satellites soutiennent que tout le