Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/251

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je me rappelai l’inscription qu’il a fait placer à l’entrée de son vestibule ; c’est un beatus qui moriens fefellit en marbre noir, et je désespérai du succès de ma négociation ; mais il me rassura, me prit par la main, me conduisit sous ses marronniers, et m’adressa le discours suivant :

« Je ne vous blâme point de travailler à éclairer les hommes ; c’est le service le plus important qu’on puisse se proposer de leur rendre, mais c’est aussi celui qu’on ne leur rendra jamais. Présenter la vérité à de certaines gens, c’est, disait ingénieusement un de nos amis, un jour que je m’entretenais avec lui sous ces ombrages, introduire un rayon de lumière dans un nid de hiboux ; il ne sert qu’à blesser leurs yeux et à exciter leurs cris. Si les hommes n’étaient ignorants que pour n’avoir rien appris, peut-être les instruirait-on ; mais leur aveuglement est systématique. Ariste, vous n’avez pas seulement affaire à des gens qui ne savent rien, mais à des gens qui ne veulent rien savoir. On peut détromper celui dont l’erreur est involontaire ; mais par quel endroit attaquer celui qui est en garde contre le sens commun ? Ne vous attendez donc pas que votre ouvrage serve beaucoup aux autres ; mais craignez qu’il ne vous nuise infiniment à vous-même. La religion et le gouvernement sont des sujets sacrés auxquels il n’est pas permis de toucher. Ceux qui tiennent le timon de l’Église et de l’État seraient fort embarrassés s’ils avaient à nous rendre une bonne raison du silence qu’ils nous imposent ; mais le plus sûr est d’obéir et de se taire, à moins qu’on n’ait trouvé dans les airs quelque point fixe hors de la portée de leurs traits, d’où l’on puisse leur annoncer la vérité.

— Je conçois, lui répondis-je, toute la sagesse de vos conseils ; mais sans m’engager à les suivre, oserais-je vous demander pourquoi la religion et le gouvernement sont des sujets d’écrire qui nous sont interdits ? Si la vérité et la justice ne peuvent que gagner à mon examen, il est ridicule de me défendre d’examiner. En m’expliquant librement sur la religion, lui donnerai-je une atteinte plus forte que celle qu’elle reçoit de la défense qu’on me fait de m’expliquer ? Si le célèbre Cochin[1],

  1. Avocat (1687-1747). C’était un improvisateur. Ses Œuvres (8 vol. in-8) ne soutiennent plus la lecture.