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Une fleur lui rappelait ici une pensée légère ou un sentiment délicat. Là c’était au pied d’un vieux chêne, ou dans le fond d’une grotte, qu’il retrouvait un raisonnement nerveux et solide, une idée forte, quelque réflexion profonde.

Je compris que Cléobule s’était fait une sorte de philosophie locale ; que toute sa campagne était animée et parlante pour lui ; que chaque objet lui fournissait des pensées d’un genre particulier, et que les ouvrages de la nature étaient à ses yeux un livre allégorique où il lisait mille vérités qui échappaient au reste des hommes.

Pour m’assurer davantage de ma découverte, je le conduisis un jour à l’étoile dont j’ai parlé. Je me souvenais qu’en cet endroit il m’avait touché quelque chose des routes diverses par lesquelles les hommes s’avancent vers leur dernier terme, et j’essayai s’il ne reviendrait pas dans ce lieu à la même matière. Que je fus satisfait de mon expérience ! Combien de vérités importantes et neuves n’entendis-je pas ! En moins de deux heures que nous passâmes à nous promener de l’allée des épines dans celle des marronniers, et de l’allée des marronniers dans son parterre, il épuisa l’extravagance des religions, l’incertitude des systèmes de la philosophie et la vanité des plaisirs du monde. Je me séparai de lui, pénétré de la justesse de ses notions, de la netteté de son jugement et de l’étendue de ses connaissances ; et, de retour chez moi, je n’eus rien de plus pressé que de rédiger son discours, ce qui me fut d’autant plus facile que, pour se mettre à ma portée, Cléobule avait affecté d’emprunter des termes et des comparaisons de mon art.

Je ne doute point qu’en passant par ma plume, les choses n’aient beaucoup perdu de l’énergie et de la vivacité qu’elles avaient dans sa bouche ; mais j’aurai du moins conservé les principaux traits de son discours. C’est ce discours que je donne aujourd’hui sous le titre de la Promenade du Sceptique, ou de l’Entretien sur la Religion, la Philosophie et le Monde.

J’en avais déjà communiqué quelques copies ; elles se sont multipliées, et j’ai vu l’ouvrage si monstrueusement défiguré dans quelques-unes, que craignant que Cléobule, instruit de mon indiscrétion, ne m’en sût mauvais gré, j’allai le prévenir, solliciter ma grâce, et même obtenir la permission de publier ses pensées. Je tremblai en lui annonçant le sujet de ma visite ;