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sûre, contre de la célébrité qu’on n’obtient pas toujours, et qu’on n’obtient jamais sans inconvénient… Peut-être m’en imposé-je par des raisons spécieuses, et ne suis-je prodigue de mon temps que par le peu de cas que j’en fais ; je ne dissipe que la chose que je méprise ; on me la demande comme rien, et je l’accorde de même[1]. » (Ne pourrait-on pas prendre ce qu’il ajoute pour un remords échappé à la conscience de l’homme de lettres ?) « Il faut bien que cela soit ainsi, puisque je blâmerais en d’autres ce que j’approuve en moi. »

Les circonstances, les habitudes de la vie que ces circonstances nécessitent, ont sans doute une grande influence sur le caractère, l’étendue ou les bornes de nos facultés ; mais la nature les a souvent modifiées elle-même d’une manière toute particulière, et c’est en vain qu’on voudrait chercher à ces singularités quelque autre origine. S’il y eut jamais une capacité d’esprit propre à recevoir et à féconder toutes les idées que peuvent embrasser les connaissances humaines, ce fut celle de Diderot ; c’était la tête la plus naturellement encyclopédique qui ait peut-être jamais existé ; métaphysique subtile, calcul profond, recherche d’érudition, conception poétique, goût des arts et de l’antiquité, quelque divers que fussent tous ces objets, son attention s’y attachait avec la même énergie, avec le même intérêt, avec la même facilité ; mais ces pensées le passionnaient tour à tour si vivement, qu’elles semblaient plutôt s’emparer de son esprit, que son esprit ne semblait s’emparer d’elles. Ses idées étaient plus fortes que lui, elles l’entraînaient, pour ainsi dire, sans qu’il lui fût possible ni d’arrêter ni de régler leur mouvement.

Quand je me rappelle le souvenir de Diderot, l’immense variété de ses idées, l’étonnante multiplicité de ses connaissances, l’élan rapide, la chaleur, le tumulte impétueux de son imagination, tout le charme, et tout le désordre de ses entretiens, j’ose comparer son

  1. C’est ce qui soutenait son courage et sa patience pendant les deux années entières qu’il s’est occupé presque uniquement de l’Histoire philosophique et politique des deux Indes. Qui ne sait aujourd’hui que près d’un tiers de ce grand ouvrage lui appartient ? Nous lui en avons vu composer une bonne partie sous nos yeux. Lui-même était souvent effrayé de la hardiesse avec laquelle il faisait parler son ami : Mais qui, lui disait-il, osera signer cela ? — Moi, lui répondait l’abbé, moi, vous dis-je : allez toujours. Quel est encore l’homme de lettres qui ne reconnaisse facilement et dans le livre de l’Esprit et dans le Système de la nature toutes les belles pages qui sont, qui ne peuvent être que de Diderot ?… Si nous entreprenions de faire une énumération plus complète, nous risquerions de nommer trop d’ingrats, et ce serait affliger les mânes que nous voulons honorer. (Note de Meister.)