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connaît de lui[1] ? Le même homme qui conçut le projet du plus beau monument qu’aucun siècle ait jamais élevé à la gloire et à l’instruction du genre humain, qui en exécuta lui-même une grande partie, a fait deux pièces de théâtre d’un genre absolument neuf, et auxquelles le goût le plus sévère ne saurait disputer au moins de grands effets dramatiques, un style plein de chaleur et de passion ; le même homme à qui nous devons tant de morceaux de la métaphysique la plus subtile dans ses Lettres sur les aveugles, sur les sourds et muets, dans ses Pensées philosophiques, dans son Interprétation de la nature, dans cette foule d’articles qu’il a fournis à l’Encyclopédie sur l’histoire de la philosophie ancienne, le même a fait la description la plus claire, la plus exacte et la plus détaillée qu’on eût encore faite avant lui de tous nos arts, de tous nos métiers. Personne n’ignore sans doute combien ce travail a été perfectionné depuis ; mais peut-on oublier qu’avant Diderot l’on n’avait pas écrit sur cet objet important une page qui pût se lire ? Le même homme qui nous a laissé tant d’ouvrages pleins de connaissances, de philosophie et d’érudition, même un recueil d’opuscules mathématiques que j’ai souvent

  1. Nous n’avons point parlé de ses premiers essais, de sa traduction du Traité de mylord Shaftesbury du mérite et de la vertu, de celle de l’Histoire grecque de Stanyan, du Dictionnaire de médecine, etc. ; nous ne ferons qu’indiquer ici une partie des ouvrages qu’il a laissés en manuscrit. Son Jacques le Fataliste et sa Religieuse sont deux romans, dont le premier offre une grande variété de traits et d’idées sous une forme tout à la fois simple, neuve et originale ; l’autre un grand tableau, plein d’âme et de passion, de la touche la plus pure, et dont l’objet moral est d’autant plus frappant que l’auteur l’a su cacher avec une adresse extrême ; c’est en dernier résultat la satire la plus terrible des désordres de la vie monastique, et l’on ne trouve pas dans tout l’ouvrage un seul mot qui semble aller directement à ce but. Son Supplément au Voyage de M. de Bougainville, ses Entretiens sur l’origine des êtres, plusieurs autres Dialogues sur différentes questions de morale et de métaphysique prouvent avec quel naturel il savait allier aux discussions les plus abstraites tous les charmes de l’imagination la plus vive et la plus brillante. Le discours du chef des Otaïtiens dans le Supplément au Voyage de M. de Bougainville, est un des plus beaux morceaux d’éloquence sauvage qui existent en aucune langue. Le Plan d’une Université qui lui avait été demandé par l’impératrice de Russie, et ses réflexions sur le dernier ouvrage de M. Helvétius, sont de tous ses écrits peut-être ceux où l’on trouvera le plus de méthode et de raison ; il y a dans le premier surtout prodigieusement de connaissances et de savoir. Ses Salons ou ses critiques de différentes expositions des tableaux au Louvre ne satisferont pas sans doute la plupart de nos artistes ; mais qui a jamais parlé des arts et du vrai talent avec une sensibilité plus douce, avec un enthousiasme plus sublime ? À travers une foule de jugements qui peuvent n’appartenir qu’à une imagination prévenue ou exaltée, que de vues nouvelles ! que d’observations également justes, fines et profondes ! (Note de Meister.)