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CONCLUSION.

Nous avons donc établi, dans cette partie, ce que nous nous étions proposé. Or, puisqu’en suivant les idées reçues de dépravation et de vice, on ne peut être méchant et dépravé que :

Par l’absence ou la faiblesse des affections générales.

Par la violence des inclinations privées.

Ou par la présence des aflections dénaturées.

Si ces trois états sont pernicieux à la créature et contraires à sa félicité présente ; être méchant et dépravé, c’est être malheureux.

Mais toute action vicieuse occasionne le malheur de la créature, proportionnellement à sa malice ; donc toute action vicieuse est contraire à ses vrais intérêts : il n’y a que du plus ou du moins.

D’ailleurs, en développant l’effet des affections supposées dans un degré conforme à la nature et à la constitution de l’homme, nous avons calculé les biens et les avantages actuels de la vertu ; nous avons estimé, par voie d’addition et de soustraction, toutes les circonstances qui augmentent ou diminuent la somme de nos plaisirs ; et si rien ne s’est soustrait par sa nature, et n’est échappé par inadvertance à cette arithmétique morale, nous pouvons nous flatter d’avoir donné à cet Essai toute l’évidence des choses géométriques. Car, qu’on pousse le scepticisme si loin qu’on voudra[1] ; qu’on aille jusqu’à douter de l’existence

  1. « À quoi bon me prescrire des règles de conduite, dira peut-être un pyrrhonien, si je ne suis pas sûr de la succession de mon existence ? Peut-on me démontrer quelque chose pour l’avenir, sans supposer que je continue d’être moi ? Or, c’est ce que je nie. Moi qui pense à présent, est-ce moi qui pensais il y a quatre jours ? Le souvenir est la seule preuve que j’en aie. Mais, cent fois j’ai cru me souvenir de ce que je n’avais jamais pensé ; j’ai pris, pour fait constant, ce que j’avais rêvé : que sais-je encore si j’avais rêvé ? Me l’a-t-on dit ? d’où cela me vient-il ? l’ai-je rêvé ? ce sont des discours que je tiens et que j’entends tous les jours : quelle certitude ai-je donc de mon identité ? Je pense ; donc je suis. Cela est vrai. J’ai pensé ; donc j’étais. C’est supposer ce qui est en question. Vous étiez sans doute, si vous avez pensé ; mais quelle démonstration avez-vous que vous ayez pensé ?... Aucune, il faut en convenir. » Cependant on agit, on se pourvoit, comme si rien n’était plus vrai : le pyrrhonien même laisse ces subtilités à la porte de l’école, et suit le train commun. S’il perd au jeu, il paie comme si c’était lui qui eût perdu. Sans avoir plus de foi à ses raisonnements que lui, je tiendrai donc