Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

D’où je conclus que la perte des affections naturelles et sociales entraîne à sa suite une affreuse misère[1], et que les affections dénaturées rendent souverainement malheureux. Ce qui me restait à prouver.

  1. Je ne crois pas qu’on trouve jamais l’histoire en contradiction avec cette conclusion de notre philosophie. Ouvrons les Annales de Tacite, ces fastes de la méchanceté des hommes ; parcourons le règne de Tibère, de Claude, de Caligula, de Néron, de Galba, et le destin rapide de tous leurs courtisans ; et renonçons à nos principes, si dans la foule de ces scélérats insignes qui déchirèrent les entrailles de leur patrie, et dont les fureurs ont ensanglanté toutes les pages, toutes les lignes de cette histoire, nous rencontrons un heureux. Choisissons entre eux tous. Les délices de Caprée nous font-elles envier la condition de Tibère ? Remontons à l’origine de sa grandeur, suivons sa fortune, considérons-le dans sa retraite, appuyons sur sa fin ; et, tout bien examiné, demandons-nous si nous voudrions être à présent ce qu’il fut autrefois, le tyran de son pays, le meurtrier des siens, l’esclave d’une troupe de prostituées, et le protecteur d’une troupe d’esclaves… Point de milieu ; il faut ou accepter le sort de ce prince, s’il fut heureux, ou conclure avec son historien : « Qu’en sondant l’âme des tyrans, on y découvre des blessures incurables, et que le corps n’est pas déchiré plus cruellement dans la torture, que l’esprit des méchants par les reproches continuels du crime. Si recludantur tyrannorum mentes, posse adspici laniatus et ictus ; quando, corpora vulneribus, ita sœvitia, libidine, malis consultis, animus dilaceretur. » ({Tacit. Annal. Lib. VI, cap. vi.) Ce n’est pas tout. Si l’on parcourt les différents ordres de méchants qui remplissent la distance morale de Sénèque à Néron, on distinguera, de plus, la misère actuelle dans une proportion constante avec la dépravation. Je m’attacherai seulement aux deux extrémités. Néron fait périr Britannicus son frère, Agrippine sa mère, sa femme Octavie, sa femme Poppée, Antonia sa belle-sœur, le consul Vestinus, Rufus Crispinus son beau-fils, et ses instituteurs Sénèque et Burrhus ; ajoutez à ces assassinats une multitude d’autres crimes de toute espèce ; voilà sa vie. Aussi n’y rencontre-t-on pas un moment de bonheur ; on le voit dans d’éternelles horreurs : ses transes vont quelquefois jusqu’à l’aliénation d’esprit ; alors il aperçoit le Ténare entr’ouvert, il se croit poursuivi des furies ; il ne sait où ni comment échapper à leurs flambeaux vengeurs ; et toutes ces fêtes monstrueusement somptueuses qu’il ordonne, sont moins des amusements qu’il se procure, que des distractions qu’il cherche. Sénèque, chargé par état de braver la mort, en présentant à son pupille les remontrances de la vertu, le sage Sénèque, plus attentif à entasser des richesses qu’à remplir ce périlleux devoir, se contente de faire diversion à la cruauté du tyran, en favorisant sa luxure ; il souscrit, par un honteux silence, à la mort de quelques braves citoyens qu’il aurait dû défendre : lui-même, présageant sa chute prochaine par celle de ses amis ; moins intrépide avec tout son stoïcisme que l’épicurien Pétrone, ennuyé d’échapper au poison en vivant des fruits de son jardin et de l’eau d’un ruisseau, va misérablement proposer l’échange de ses richesses pour une vie qu’il n’eût pas été fâché de conserver, et qu’il ne put racheter par elles ; châtiment digne des soins avec lesquels il les avait accumulées. On trouvera que je traite ce philosophe un peu durement ; mais il n’est pas possible, sur le récit de Tacite, d’en penser plus favorablement : et pour dire ma pensée en deux mots, ni lui ni Burrhus ne sont pas si honnêtes gens qu’on les fait. Voyez l’historien. (Diderot.)