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ner ? À quel excès d’impatience ne les portera point un accident imprévu ! Que ne ressentiront-ils pas d’un contre-temps qui surviendra, d’un affront qu’ils essuieront, et d’une foule d’antipathies cruelles que des offenses journalières ne cesseront de multiplier en eux ? Faut-il s’étonner que, dans cet état violent, ils trouvent une satisfaction souveraine à ralentir, par le ravage et les désordres, les mouvements furieux dont ils sont déchirés ?

Quant aux suites de cet état dénaturé, relativement au bien de la créature et aux circonstances ordinaires de la vie, je laisse à penser quelle figure doit faire, entre les hommes, un monstre qui n’a rien de commun avec eux ; quel goût pour la société peut rester à celui en qui toute affection sociale est éteinte ; quelle opinion concevra-t-il des dispositions des autres pour lui, avec le sentiment de ses dispositions réciproques pour eux ?

Quelle tranquillité, quel repos y a-t-il pour un homme qui ne peut se cacher ? je ne dis pas qu’il est indigne de l’amour et de l’affection du genre humain, mais qu’il en mérite toute l’aversion. Dans quel effroi de Dieu et des hommes ne vivra-t-il pas ? dans quelle mélancolie ne sera-t-il pas plongé ? mélancolie incurable par le défaut d’un ami dans la compagnie duquel il puisse s’étourdir ; sur le sein duquel il puisse reposer : quelque part qu’il aille, de quelque côté qu’il se tourne, en quelque endroit qu’il jette les yeux ; tout ce qui s’offre à lui, tout ce qu’il voit, tout ce qui l’environne, à ses côtés, sur sa tête, sous ses pieds, tout se présente à lui sous une forme effroyable et menaçante. Séparé de la chaîne des êtres, et seul contre la nature entière, il ne peut qu’imaginer toutes les créatures réunies par une ligue générale, et prêtes à le traiter en ennemi commun.

Cet homme est donc en lui-même comme dans un désert affreux et sauvage où sa vue ne rencontre que des ruines. S’il est dur d’être banni de sa patrie, exilé dans une terre étrangère, ou confiné dans une retraite, que sera-ce donc que ce bannissement intérieur, et que cet abandon de toute créature ? que ne souffrira point celui qui porte dans son cœur la solitude la plus triste, et qui trouve, au centre de la société, le plus affreux désert ! Être en guerre perpétuelle avec l’univers ; vivre dans un divorce irréconciliable avec la nature : quelle condition !