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le sang, le massacre et la destruction. Ç’a été la passion dominante de plusieurs tyrans, et de quelques nations barbares. Les hommes qui ont renoncé à cette politesse de mœurs et de manières qui prévient la rudesse et la brutalité, et retient dans un certain respect pour le genre humain, y sont un peu sujets. Elle perce encore où manquent la douceur et l’affabilité. Telle est la nature de ce que nous appelons bonne éducation, qu’entre autres défauts, elle proscrit absolument l’inhumanité et les plaisirs barbares. Se complaire dans le malheur d’un ennemi, c’est un effet d’animosité, de haine, de crainte ou de quelque autre passion intéressée : mais s’amuser de la gêne et des tourments d’une créature indifférente, étrangère ou naturelle, de la même espèce ou d’une autre, amie ou ennemie, connue ou inconnue ; se repaître curieusement les yeux de son sang, et s’extasier dans ses agonies, cette satisfaction ne suppose aucun intérêt : aussi, ce penchant est-il monstrueux, horrible, et totalement dénaturé.

Une teinte affaiblie de cette affection, c’est la satisfaction maligne que l’on trouve dans l’embarras d’autrui, espèce de méchanceté brouillonne et folâtre, qui consiste à se plaire dans le désordre ; disposition qu’on semble cultiver dans les enfants, et qu’en eux on appelle espiéglerie[1]. Ceux qui connaîtront un peu la nature de cette passion ne s’étonneront point de ses suites fâcheuses ; ils seraient peut-être plus embarrassés à expliquer par quel prodige un enfant exercé entre les mains des femmes à se réjouir dans le désordre et le trouble, perd ce goût dans un âge plus avancé, et ne s’occupe pas à semer la dissension dans sa famille, à engendrer des querelles entre ses amis, et même à exciter des révoltes dans la société. Mais heureusement cette inclination manque de fondement dans la nature, comme nous l’avons remarqué.

La malice, la malignité ou la mauvaise volonté seront des passions dénaturées, si le désir de mal faire, qu’elles inspirent, n’est excité ni par la colère, ni par la jalousie, ni par aucun autre motif d’intérêt.

L’envie qui naît de la prospérité d’une autre créature, dont les intérêts ne croisent point les nôtres, est une passion de l’espèce des précédentes.

  1. Hæ nugæ in seria ducent mala. (Horat. De Arte poet. v. 451.) (D.)