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dans l’état originel des créatures ; dans l’homme, dont une éducation vicieuse n’aura point encore altéré les affections. »

Celui qui a eu le bonheur d’être plié, dès sa jeunesse, à un genre de vie naturel ; d’être instruit à la sobriété ; pourvu d’un talent honnête et garanti des excès et de la débauche, exerce sur ses appétits un pouvoir absolu ; mais ces esclaves, pour être soumis, n’en sont pas moins propres à ses plaisirs : au contraire, sains, vigoureux, et pleins d’une force et d’une activité que l’intempérance et l’abus ne leur ont point ôtées, ils n’en remplissent que mieux leurs fonctions. Et si, en ne supposant en deux créatures d’autre différence dans les organes et les sensations que celle qu’un régime de vie intempérant ou frugal peut y avoir produite, il était possible de comparer par expérience la somme des plaisirs de part et d’autre, je ne doute point que, sans égard pour les suites, en ne mettant en compte que la satisfaction seule des sens, on ne prononçât en faveur de l’homme sobre et vertueux.

Sans s’arrêter aux coups que cette frénésie porte à la vigueur des membres et à la santé du corps, le tort qu’elle fait à l’esprit est plus grand encore, quoique moins redouté. Une indifférence pour tout avancement ; une consommation misérable du temps ; l’indolence, la mollesse, la fainéantise et la révolte d’une multitude d’autres passions que l’esprit énervé, stupide, abruti, n’a ni la force, ni le courage de maîtriser ; voilà les effets palpables de cet excès.

Les désavantages que cette sorte d’intempérance fait supporter à la société, et les avantages qui reviennent au monde de la sobriété contraire, ne sont pas moins évidents. De toutes les passions, aucune n’exerce un plus sévère despotisme sur ses esclaves. Les tributs n’adoucissent point son empire : plus on lui accorde, plus elle exige. La modestie et l’ingénuité naturelles, l’honneur et la fidélité sont ses premières victimes. Il n’y a point d’affections déréglées dont les caprices impétueux soulèvent tant d’orages, et poussent la créature plus directement au malheur.

Quant à cette passion, qui mérite particulièrement le titre d’intéressée, puisqu’elle a pour but la possession des richesses, les faveurs de la fortune, et ce qu’on appelle un état dans le monde ; pour être avantageuse à la société et compatible avec la