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richesses, et au milieu des profusions de la somptuosité, l’appétit et la santé dont elles jouissaient dans leur première condition. Il est constant qu’en violentant la nature, en forçant l’appétit et en provoquant les sens, la délicatesse des organes se perd. Ce défaut corrompt ensuite les mets les plus exquis, et l’habitude achève bientôt d’ôter aux choses toute leur excellence. Qu’arrive-t-il de là ? que la privation en devient plus cuisante, et la possession moins douce. Les nausées, de toutes les sensations les plus disgracieuses, ne quittent point les intempérants ; une réplétion apoplectique et des sensations usées répandent les aigreurs et le dégoût sur tout ce qu’on leur présente ; de sorte qu’au lieu de l’éternité de délices qu’ils attendaient de leurs somptuosités, ils n’en recueillent qu’infirmités, maladies, insensibilité d’organes et inaptitude aux plaisirs : tant il est faux que, vivre en épicurien, ce soit user du temps et tirer bon parti de la vie.

Il est inutile de s’étendre sur les suites fâcheuses de la somptuosité : on peut concevoir, par ce que nous en avons dit, qu’elle est pernicieuse au corps qu’elle accable d’infirmités, et fatale à l’esprit qu’elle conduit à la stupidité.

Quant à l’intérêt particulier de la créature, il est évident que ce cours effréné de désirs augmentera sa dépendance en multipliant ses besoins ; qu’elle ne tardera pas à trouver ses fonds, quelque considérables qu’ils soient, insuffisants pour les dépenses qu’ils exigeront ; que, pour satisfaire à cette impérieuse somptuosité, il en faudra venir aux expédients, sacrifier peut-être son honneur à l’accroissement de ses revenus, et s’abaisser à mille infâmes manœuvres, pour augmenter sa fortune. Mais à quoi bon m’occuper à démontrer le tort que le voluptueux se fait à lui-même ? laissons-le s’expliquer là-dessus[1]. Dans l’impossibilité de résister au torrent qui l’entraîne, il déclarera, en s’y abandonnant, qu’il s’aperçoit bien qu’il court à une ruine certaine. On a tous les jours l’occasion d’entendre ces discours : j’en ai donc assez dit pour conclure que la volupté, la débauche et tout excès sont contraires aux vrais intérêts et au bonheur présent de la créature.

  1. Nam veræe voces tum demum pectore ab imo Eliciuntur. (Lucret. De rerum natur. Lib. III, v. 57.) (D.)