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sidère la triste nécessité de sortir perpétuellement de son assiette naturelle, et de passer de perplexité en perplexité ; il n’y aura point de créature assez vile pour trouver quelque satisfaction à vivre à ce prix. Et quelle satisfaction pourrait-elle y trouver, après avoir sacrifié la vertu, l’honneur, la tranquillité, et tout ce qui fait le bonheur de la vie ?

Un amour excessif de la vie est donc contraire aux intérêts réels et au bonheur de la créature.

Le ressentiment est une passion fort différente de la crainte, mais qui, dans un degré modéré, n’est ni moins nécessaire à notre sûreté, ni moins utile, à notre conservation. La crainte nous porte à fuir le danger ; le ressentiment nous rassure contre lui, et nous dispose à repousser l’injure qu’on nous fait, ou à résister à la violence qu’on nous prépare. Il est vrai que, dans un caractère vertueux, que dans une parfaite économie des affections, les mouvements de la crainte et du ressentiment sont trop faibles pour former des passions. Le brave est circonspect, sans avoir peur, et le sage résiste ou punit, sans s’irriter. Mais, dans les tempéraments ordinaires, la prudence et le courage peuvent s’allier avec une teinture légère d’indignation et de crainte, sans rompre la balance des affections. C’est en ce sens, qu’on peut regarder la colère comme une passion nécessaire. C’est elle qui, par les symptômes extérieurs dont ses premiers accès sont accompagnés, fait présumer à quiconque est tenté d’en offenser un autre que sa conduite ne sera pas impunie, et le détourne, par la crainte qu’elle imprime, de ses mauvais desseins. C’est elle qui soulève la créature outragée, et lui conseille les représailles. Plus elle est voisine de la rage et du désespoir, plus elle est terrible. Dans ces extrémités, elle donne des forces et une intrépidité dont on ne se croyait pas capable. Quoique le châtiment et le mal d’autrui soient sa fin principale, elle tend aussi à l’intérêt particulier de la créature, et même au bien général de son espèce. Mais serait-il nécessaire d’exposer combien est funeste à son bonheur, ce qu’on entend communément par colère, soit qu’on la considère comme un mouvement lurieux qui transporte la créature, ou comme une impression profonde qui suit l’offense, et que le désir de la vengeance accompagne toujours ?

On ne sera point surpris des suites affreuses du ressentiment