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d’occupation au dehors, se jettent sur les parties intérieures, et les consument ; enfin, que la nature devient elle-même sa propre proie, et se dévore. La santé de l’âme demande les mêmes attentions : cette partie de nous-même a des exercices qui lui sont propres et nécessaires ; si vous l’en privez, elle s’appesantit et se détraque. Détournez les affections et les pensées de leurs objets naturels, elles reviendront sur l’esprit, et le rempliront de désordre et de trouble.

Dans les animaux et les autres créatures à qui la nature n’a pas accordé la faculté de penser dans ce degré de perfection que l’homme possède, telle a du moins été sa prévoyance, que la quête journalière de leur vie, leurs occupations domestiques et l’intérêt de leur espèce consument tout leur temps, et qu’en satisfaisant à ces fonctions différentes, la passion les met toujours dans une agitation proportionnée à leur constitution. Qu’on tire ces créatures de leur état laborieux et naturel, et qu’on les place dans une abondance qui satisfasse sans peine et avec profusion à tous leurs besoins, leur tempérament ne tardera pas à se ressentir de cette luxurieuse oisiveté, et leurs facultés à se dépraver dans cetie commode inaction. Si on leur accorde la nourriture à meilleur marché que la nature ne l’avait entendu, elles rachèteront bien ce petit avantage par la perte de leur sagacité naturelle et de presque toutes les vertus de leur espèce.

Il n’est pas nécessaire de démontrer cet effet par des exemples. Quiconque a la moindre teinture d’histoire naturelle, quiconque n’a pas dédaigné tout à fait d’observer la conduite des animaux, et de s’instruire de leur façon de vivre et de conserver leur espèce, a dû remarquer, sans sortir du même système, une grande différence entre l’adresse des animaux sauvages et celle des animaux apprivoisés : on peut dire que ceux-ci ne sont que des bêtes en comparaison de ceux-là ; ils n’ont ni la même industrie, ni le même instinct. Ces qualités seront faibles en eux tant qu’ils resteront dans un esclavage aisé ; mais leur rend-on la liberté ? rentrent-ils dans la nécessité de pourvoir à leurs besoins ? ils recouvrent toutes leurs affections naturelles, et avec elles toute la sagacité de leur espèce ; ils reprennent, dans la peine, toutes les vertus qu’ils avaient oubliées dans l’aisance ; ils s’unissent entre eux plus étroitement ; ils montrent plus de ten-