Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/158

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moment ; ses actions de décèlent pas actuellement sa férocité : mais en est-il plus soumis ? Si vous brisez sa chaîne, en sera-t-il moins cruel ? Non certes. Qu’a donc opéré la religion si maladroitement présentée ? La créature a le même fonds de tristesse ; ses aigreurs n’en sont que plus abondantes et plus importunes, et ses plaisirs intellectuels que plus languissants et plus rares.

Le chien est donc revenu à son vomissement, mais plus maladif et plus dépravé. Si l’on objecte qu’à la vérité, dans des conjonctures désespérantes, dans un délabrement d’affaires domestiques, dans un cours inaltérable d’adversités, les chagrins et la mauvaise humeur peuvent saisir et troubler le tempérament ; mais que ce désastre n’est pas à craindre dans l’aisance et la prospérité, et que les commodités journalières de la vie et les faveurs habituelles de la fortune sont une barrière assez puissante contre les attaques que le tempérament peut avoir à soutenir : nous répondrons que plus la condition d’une créature est gracieuse, tranquille et douce, plus les moindres contre-temps, les accidents les plus légers, et les plus frivoles chagrins sont impatientants, désagréables et cuisants pour elle ; que plus elle est indépendante et libre, plus il est aisé de la mécontenter, de l’offenser et de l’irriter ; et que, par conséquent, plus elle a besoin du secours des affections sociales pour se garantir de la férocité. C’est ce que l’exemple des tyrans, dont le pouvoir, fondé sur le crime, ne se soutient que par la terreur, prouve suffisamment.

Quant à la tranquillité d’esprit, voici comment on peut se convaincre qu’il n’y a que les affections sociales qui puissent procurer ce bonheur. On conviendra sans doute qu’une créature telle que l’homme, qui ne parvient que par un assez long exercice à la maturité d’entendement et de raison, a appuyé ou appuie actuellement sur ce qui se passe au dedans d’elle-même, connaît son caractère, n’ignore point ses sentiments habituels, approuve ou désapprouve sa conduite, et a jugé ses affections. On sait encore que, si par elle-même elle était incapable de cette recherche critique, on ne manque pas dans la société de gens charitables, tout prêts à l’aider de leurs lumières ; que les faiseurs de remontrances et les donneurs d’avis ne sont pas rares, et qu’on en trouve autant et plus qu’on n’en veut. D’ailleurs,