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peine à trouver dans ces sociétés un homme qui soit vraiment homme, et qui vive conformément à sa nature ?

Mais, après avoir expliqué ce que j’entends par des passions trop faibles ou trop fortes, et démontré que, quoique les unes et les autres passent quelquefois pour des vertus, ce sont, à proprement parler, des imperfections et des vices, je viens à ce qui constitue la malice d’une manière plus évidente et plus avouée, et je réduis la chose à trois cas :

I. Ou les affections sociales sont faibles et défectueuses.

II. Ou les affections privées sont trop fortes.

III. Ou les affections ne tendent ni au bien particulier de la créature, ni à l’intérêt général de son espèce.

Cette énumération est complète, et la créature ne peut être dépravée sans être comprise dans l’un ou l’autre de ces états, ou dans tous à la fois. Si je prouve donc que ces trois états sont contraires à ses vrais intérêts, il s’ensuivra que la vertu seule peut faire son bonheur, puisqu’elle seule suppose entre les affections tant sociales que privées une juste balance, une sage et paisible économie.

Au reste, lorsque nous assurons que l’économie des affections sociales fait le bonheur temporel, c’est autant que la créature peut être heureuse dans ce monde. Nous ne prétendons rien prouver de contraire à l’expérience : or elle ne nous apprend que trop bien que les orages passagers, qui troublent l’homme le plus heureux, sont pour le moins aussi fréquents que les fautes légères qui échappent à l’homme le plus juste. Ajoutez à cela ces élans continuels vers l’éternité, ces mouvements d’une âme qui sent le vide de son état actuel, mouvements d’autant plus vifs

    meurent dans leurs couches. On les tue, si un astrologue assure qu’ils sont nés sous une mauvaise étoile. Ailleurs, un enfant tue, ou expose son père et sa mère, lorsqu’ils sont parvenus à un certain âge. Dans un canton de l’Asie, dès qu’on désespère de la santé d’un malade, on le met dans une fosse creusée en terre, et là, exposé au vent et aux injures de l’air, on le laisse périr impitoyablement. Il est ordinaire, parmi les Mingréliens qui font profession du christianisme, d’ensevelir leurs enfants tout vifs. Les Caraïbes les mutilent, les engraissent et les mangent. Garcilasso de la Vega rapporte que certains peuples du Pérou font des concubines de leurs prisonnières ; nourrissent délicieusement les enfants qu’ils en ont, et s’en repaissent, ainsi que de la mère, lorsqu’elle devient stérile. Les usages, les religions et les gouvernements divers qui partagent l’Europe, nous fourniraient une multitude d’actions moins barbares en apparence, mais aussi déraisonnables au fond, et peut-être plus dangereuses dans les conséquences. (Diderot.)