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et comme il convient à leur voracité naturelle. Entre les premiers, le courage est toutefois en raison de la taille et des forces. Dans les occasions périlleuses, tandis que le reste du troupeau s’enfuit, le bœuf présente les cornes à l’ennemi, montre bien qu’il sent sa vigueur. La nature, qui semble prescrire à la femelle de partager le danger, n’a pas laissé son front sans défense. Pour le daim, la biche et leurs semblables, ils ne sont ni vicieux, ni dénaturés, lorsqu’à l’approche du lion ils abandonnent leurs petits et cherchent leur salut dans leur vitesse. Quant aux créatures capables de résistance, et à qui la nature a donné des armes offensives, depuis le cheval et le taureau jusqu’à l’abeille et au moucheron, ils entrent promptement en furie, ils fondent avec intrépidité sur tout agresseur, et défendent leurs petits au péril de leur propre vie. C’est l’animosité de ces créatures qui fait la sûreté de leur espèce. On est moins ardent à offenser, quand on sait par expérience que le lésé, quoique incapable de repousser l’injure, ne la supportera pas tranquillement ; mais que, pour punir l’offenseur, il s’exposera sans regret à perdre la vie. De tous les êtres vivants, l’homme est le plus formidable en ce sens. Lorsqu’il s’agira de sa propre cause ou de celle de son pays, il n’y a personne dont il ne puisse tirer une vengeance, qu’il regardera comme équitable et exemplaire ; et s’il est assez intrépide pour sacrifier sa vie, il est maître de celle d’un autre, quelque bien gardé qu’il paisse être. Dans ces républiques de l’antiquité, où les peuples nés libres ont été quelquefois subjugués par l’ambition d’un citoyen, on a vu des exemples de ce courage, et des usurpateurs punis, malgré leur vigilance, des cruautés qu’ils avaient exercées ; on a vu des hommes généreux tromper toutes les précautions possibles, et assurer par la mort des tyrans le salut et la liberté de leur patrie[1].

  1. J’ai cru devoir rectifier ici la pensée de M… S…, qui nomme hardiment et conséquemment aux préjugés de sa nation, vertu, courage, héroïsme, le meurtre d’un tyran en général. Car si ce tyran est roi par sa naissance, ou par le choix libre des peuples, il est de principe parmi nous, que, se portât-il aux plus étranges excès, c’est toujours un crime horrible que d’attenter à sa vie. La Sorbonne l’a décidé en 1626. Les premiers fidèles n’ont pas cru qu’il leur fût permis de conspirer contre leurs persécuteurs, Néron, Dèce, Dioclétien, etc. ; et saint Paul a dit expressément : Obedite præpositis vestris etiam discolis, et subjacete eis.
    (Diderot.)