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partie de notre corps, de prendre l’étendue et la conformation qui conviennent à la machine entière[1] ; et qu’il n’est pas plus naturel à l’estomac de digérer, aux poumons de respirer, aux glandes de filtrer, et aux autres viscères de remplir leurs fonctions, quoique toutes ces parties puissent être troublées dans leurs opérations par des obstructions et d’autres accidents.

Mais en distribuant les affections de la créature en inclinations favorables au bien général de son espèce et en penchants dirigés à ses intérêts particuliers, on en conclura que souvent elle se trouvera dans le cas de croiser et de contredire les unes, pour favoriser et suivre les autres ; et l’on conclura juste : car comment, sans cela, l’espèce pourrait-elle se perpétuer ? Que signifierait cette affection naturelle qui la précipite à travers les dangers, pour la défense et la conservation de ces êtres qui lui doivent déjà la naissance, et dont l’éducation lui coûtera tant de soins ?

On serait donc tenté de croire qu’il y a une opposition absolue entre ces deux espèces d’affections ; et l’on présumerait que, s’attacher au bien général de son espèce en écoutant les unes, c’est fermer l’oreille aux autres, et renoncer à son intérêt particulier. Car, en supposant que les soins, les dangers et les travaux, de quelque nature qu’ils soient, sont des maux dans le système individuel, puisqu’il est de l’essence des affections sociales d’y porter la créature, on en inférera sur-le-champ qu’il est de son intérêt de se défaire de ces penchants.

Nous convenons que toute affection sociale, telle que la commisération, l’amitié, la reconnaissance et les autres inclinations libérales et généreuses ne subsiste et ne s’étend qu’aux dépens des passions intéressées ; que les premières nous divisent d’avec nous-mêmes, et nous ferment les yeux sur nos aises et sur notre salut particulier. Il semble donc que, pour être par-

  1. On pourrait ajouter à cela, que nous sommes chacun, dans la société, ce qu’est une partie, relativement à un tout organisé. La mesure du temps est la propriété essentielle d’une montre ; le bonheur des particuliers est la fin principale de la société. Ces effets, ou ne se produiront point, ou ne se produiront qu’imparfaitement, sans une conspiration mutuelle des parties dans la montre et des membres dans la société. Si quelque roue se dérange, la mesure du temps sera suspendue ou troublée ; si quelque particulier occupe une place qui n’était point faite pour lui, le bien général en souffrira, ou même s’anéantira ; et la société ne sera plus que l’image d’une montre détraquée. (Diderot.)