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contre les attentats du méchant, il ne perdra jamais rien de l’estime qu’il doit à la vertu ; estime qui s’affaiblirait peut-être en lui sans cette croyance. Mais si, peu convaincu d’une assistance actuelle de la Providence, il est dans une attente ferme et constante des récompenses à venir, sa vertu trouvera le même appui dans cette hypothèse.

Remarquez cependant que, dans un système où l’on ferait sonner si haut ces récompenses infinies, les cœurs en pourraient tellement être affectés, qu’ils négligeraient et peut-être oublieraient, à la longue, les motifs désintéressés de pratiquer la vertu. D’ailleurs cette merveilleuse attente des biens ineffables d’une autre vie doit conséquemment déprimer la valeur et ralentir la poursuite des choses passagères de celle-ci. Une créature possédée d’un intérêt si particulier et si grand, pourrait compter le reste pour rien ; et, tout occupée de son salut éternel, traiter quelquefois comme des distractions méprisables et des affections viles, terrestres et momentanées, les douceurs de l’amitié, les lois du sang et les devoirs de l’humanité. Une imagination frappée de la sorte décriera peut-être les avantages temporels de la bonté, et les récompenses naturelles de la vertu ; élèvera jusqu’aux nues la félicité des méchants, et déclarera, dans les accès d’un zèle inconsidéré, que, « sans l’attente des biens futurs et sans la crainte des peines éternelles, elle renoncerait à la probité pour se livrer entièrement à la débauche, au crime et à la dépravation. » Ce qui démontre que rien, en quelque façon, ne serait plus fatal à la vertu qu’une croyance incertaine et vague des récompenses et des châtiments à venir. Car, si ce fondement sur lequel on aurait appuyé tout l’édifice[1] moral, vient une fois à manquer, je vois la vertu chanceler, rester sans appui, et prête à s’écrouler.

Quant à l’athéisme, le décri des avantages de la vertu n’est pas une conséquence directe de cette hypothèse[2]. Pour être con-

  1. J’ai connu un architecte, qui étaya si fortement un bâtiment qui menaçait ruine d’un côté, qu’il en fut renversé de l’autre. Le même accident est presque arrivé en morale. On ne s’est pas contente de relever les avantages de la vertu et de l’honnêteté, on s’est méfié de ces appuis, et on y en a ajouté d’autres, d’une façon à culbuter l’édifice. On a tant exalté les récompenses qui l’attendaient, que les hommes ont été exposés à n’avoir pas d’autres raisons d’être vertueux. Toutefois, si ce sentiment vient à exclure les motifs plus relevés, tout mérite semble s’anéantir dans la créature qu’il dirige. (Diderot.)
  2. L’athéisme laisse la probité sans appui. Il fait pis, il pousse indirectement à