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en qui la faculté de penser et de réfléchir s’étend par des degrés insensibles et lents, soit, moralement parlant, assez exercé, au sortir du berceau, pour sentir la justesse et la liaison de ces spéculations déliées, et de ces raisonnements subtils et métaphysiques sur l’existence d’un Dieu ?

Mais supposons qu’une créature incapable de penser et de réfléchir ait toutefois de bonnes qualités et quelques affections droites, qu’elle aime son espèce, qu’elle soit courageuse, reconnaissante et miséricordieuse ; il est certain que dans le même instant que vous accorderez à cet automate la faculté de raisonner, il approuvera ces penchants honnêtes, qu’il se complaira dans ces affections sociales, qu’il y trouvera de la douceur et des charmes, et que les passions contraires lui paraîtront odieuses. Or, le voilà dès lors frappé de la différence de la droiture et de l’injustice, et capable de vertu.

On peut donc supposer qu’une créature avait des idées de droiture et d’injustice, et que la connaissance du vice et de la vertu la préoccupait avant que de posséder des notions claires et distinctes de la divinité. L’expérience vient encore à l’appui de cette supposition ; car chez les peuples qui n’ont pas ombre de religion, ne remarque-t-on pas entre les hommes la même


    l’athéisme longtemps après avoir été policé ; c’est ce qui est arrivé. « La réalité de l’athéisme spéculatif négatif (dit M. l’abbé de La Chambre dans son Traité de la véritable religion, t. I, p. 7) n’est ni moins certaine ni moins incontestable. Combien y a-t-il encore de peuples sur la terre qui n’ont aucune idée d’une divinité souveraine, soit parce qu’ils sont stupides et incapables de tout raisonnement, soit parce qu’ils n’ont jamais pensé à réfléchir sur ce point ? » C’est ce qui est arrivé, dis-je, et ce qui ne doit pas extrêmement surprendre. Les miracles de la nature sont exposés à nos yeux, longtemps avant que nous ayons assez de raison pour en être éclairés. Si nous arrivions dans ce monde avec cette raison que nous portâmes dans la salle de l’Opéra, la première fois que nous y entrâmes, et si la toile se levait brusquement, frappés de la grandeur, de la magnificence et du jeu des décorations, nous n’aurions pas la force de nous refuser à la connaissance de l’ouvrier éternel qui a préparé le spectacle : mais qui s’avise de s’émerveiller de ce qu’il voit depuis cinquante ans ? Les uns, occupés de leurs besoins, n’ont guère eu le temps de se livrer à des spéculations métaphysiques ; le lever de l’astre du jour les appelait au travail ; la plus belle nuit, la nuit la plus touchante était muette pour eux, ou ne leur disait autre chose, sinon qu’il était l’heure du repos. Les autres, moins occupés, ou n’ont jamais eu l’occasion d’interroger la nature, ou n’ont pas eu l’esprit d’entendre sa réponse. Le génie philosophe, dont la sagacité, secouant le joug de l’habitude, s’étonna le premier des prodiges qui l’environnaient, descendit en lui-même, se demanda et se rendit raison de tout ce qu’il voyait, a pu se faire attendre longtemps, et mourir sans avoir accrédité ses opinions. (Diderot.)