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pas pour dépouiller un homme du caractère et du titre de vertueux. Mais lorsque la superstition ou des coutumes barbares le précipitent dans de grossières erreurs sur l’emploi de ses affections ; lorsque ces bévues sont si fréquentes, si lourdes et si compliquées, qu’elles tirent la créature de son état naturel ; c’est-à-dire lorsqu’elles exigent d’elle des sentiments contraires à l’humaine société, et pernicieux dans la vie civile ; céder, c’est renoncer à la vertu.

Concluons donc que le mérite ou la vertu dépendent d’une connaissance de la justice et d’une fermeté déraison, capables de nous diriger dans l’emploi de nos affections. Notions de la justice, courage de la raison, ressources uniques dans le danger où l’on se trouve de consacrer ses efforts, et de prostituer son estime à des abominations, à des horreurs, à des idées destructives de toute affection naturelle. Affections naturelles, fondements de la société, que les lois sanguinaires d’un point d’honneur et les principes erronés d’une fausse religion tendent quelquefois à saper. Lois et principes qui sont vicieux, et ne conduiront ceux qui les suivent qu’au crime et à la dépravation, puisque la justice et la raison les combattent. Quoi que ce soit donc qui, sous prétexte d’un bien présent ou futur, prescrive aux hommes, de la part de Dieu, la trahison, l’ingratitude et les cruautés ; quoi que ce soit qui leur apprenne à persécuter leurs semblables par bonne amitié, à tourmenter par passe-temps leurs prisonniers de guerre, à souiller les autels de sang humain, à se tourmenter eux-mêmes, à se macérer cruellement, à se déchirer dans des accès[1] de zèle


    liv. III, chap. XI.) Histoire fidèle et naïve de l’origine et da progrès des erreurs populaires (Diderot).

  1. Domptez vos passions, dit la religion ; conservez-vous, dit la nature. Il est toujours possible de satisfaire à l’une et à l’autre ; du moins il faut le supposer ; car il serait bien singulier qu’il y eût un cas où l’on serait forcé de devenir homicide de soi-même, pour être vertueux. C’est ce que les piétistes outrés ne manqueraient pas d’apercevoir, s’ils osaient consulter la raison. Celui qui, fatigué de lutter contre lui-même, finirait la querelle d’un coup de pistolet, serait un enragé, leur dirait-elle. Mais celui qui, révolté de ce procédé brusque, prendrait, par amour de Dieu, et pour le bien de son âme, chaque jour une dose légère d’un poison qui le conduirait insensiblement au tombeau, serait-il moins fou ? Non, sans doute. Si le crime est dans le suicide, qu’importe qu’on se tue par des jeûnes et des veilles, de l’arsenic ou du sublimé ? dans un instant ou dans l’espace de dix années ? avec un cilice et des fouets, un pistolet ou un poignard ? C’est disputer sur la forme du crime ; c’est s’excuser sur la couleur du poison. Telle était la pensée de saint Augustin. Ceux qui croient honorer Dieu par ces excès sont dans la même super-