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ÎOO POSTÉRITÉ tique, et r^rovanf par grâce 150 fr. du libraire Tliompson pour un manuscrit qui a fait depuis la forliuie de tant de libraires, n’aurait-il pas brûlé cent fois son œ’.ivre admi- rable si la pensée de la postérité n’avait soutenu son cou- rage? N’avons-nous pas vu Cor n e i 1 1 e , le grand Corneille négh’gé, dévoré de soucis et de besoins, dans un siècle où Cba pelai n était comblé d’bonneurs et de ricbesses; Molière, rabaissé au-dessous de Desmarets , et forcé de retirer son Misanffirope à la troisième représentation; iiacine, décrié par l’hcMcl Rambouillet, sacrifié à Pradon, et doutant au lit de mort du rnérile àWdialïe ? Mais la postérité les a vengés des injustices de leur temps, comme elle vengera Voltaire des burlescpies injures d’une coterie insensée , dont toutes les œuvres réunies ne vaudront pas même le qua- trième acte de Mahomet. C’est l’image de la postérité qui soutenait les Colomb, les Cortez, quand, tourmentés de l’u- nique pensée d’affermir leur étonnante conquête, ils luttaient péniblement contre la féroce cupidité de leurs compagnons, t’t plus tard contre l’infâme ingratitude de leurs rois. La postérité met tout à sa place, et fait à cbacun sa part d’éloge et de blâme, de gloire et de boute. Que lui importent les rivalités contemporaines et leurs luttes passionnées.!* Elle a des admirations pour le béros qui, cerné dans Utique, ne veut pas survivre à la liberté de sa patrie, et pour celui qui le réduit à ce grand sacrifice, et sous qui périra bientôt cette liberté dont Caton faisait son idole. C’est que ia pos- térité est frappée de tout ce qui porte en soi un caractère de grandeur, et qu’à la distance où elle est des événements qu’elle juge, elle ne distingue ni les vainqueurs ni les vain- cus : cette règle n’est pas sans exception. 11 est des temps où se renouvellent les opinions politiques des temps anté- rieurs, où se reproduisent les mêmes factions, les mômes intérêts; alors se modifie le jugement de la postérité sui- vant les principes dominants de l’époque ; alors elle prend parti tour à tour pour César et pour trompée, pour Char- les Y’ et pour Cromwell. N’avons-nous |)as vu relever de nos jours les statues de Cassius et de Brutus? Dix ans après. Napoléon plaide pour César , et l’on ne voit plus en lui l’ambitieux, qui a livré le peuple romain au sanguinaire Oc- tave et aux quatre infâmes successeurs d’Auguste , mais le grand homme qui a délivré ce même peuple des Marius, des Sylla et des Antoine. Il est aussi des événements et des hommes sur lesquels la postérité hésite encore : le jugement du premier des Urutus la tient et la tiendra toujours dans l’incertitude. Elle n’admirera jamais sans réserve cet acte de rigueur; et, cliose étonnante! elle semble pardonner le même acte à la sévéritéde Manlius Torquatus, tandis qu’elle le condamne dans Pierre le Grand. Ce n’est point bizarrerie ; c’est (jiie cbacun de ces actes, pris à part, a une cause par- ticulière; que le motif de IMaidius est le seul qui ne soit pas controversé par deux passions contraires, et que le but où le czar aspire ne semble point exiger des moyens aussi vio- lents. Les jugements de la postérité peuvent dépendre aussi de la manière dont les questions lui sont posées; et les avocats de l’antiquité sont plus habiles, plus s^éduisants que ceux des temps modernes. Jene sais, parexemple, comment elle jugera les hommes de l’époque actuelle , comment elle démêlera la vérité au milieu de tant de docimients contra- dictoires, comment elle distinguera l’honnête homme, le véritable ami de la patrie dans cette cohue de charlatans, de saltimbanques et de caméléons qui s’agitent, bavardent et se culbutent aujourd’hui l’un sur l’autre. Espérons qu’elle fera justice à tous, et qu’elle saura mieux que nous louer ou blâmer à propos. Il est étonnant que ce juge suprême n’ait pas été divinisé par les anciens , qui faisaient des divinités de tous les per- sonnages allégoriques. Leurs piemiers écrivains ne nomment pas même la postérité. Horace ne parle que des âges tuturs, des neveux, de la gloire posthume, laude postera. Ovide est, je crois, le premier qui lui ait adressé des vers du fond des pays barbares où Auguste lavait exilé. En revanche, les modernes en ont fait un grand usage; mais , la |)ostérité ne parlera point de tous ceux qui ont parlé d’elle; et j’en vois beaucoup dans ce monde qui s’en inquiètent fort peu. Nos grands auteurs en vogue aiment trop à jouir de leur vivant pour s’occuper de l’avenir. Ils travaillent moins pour la postérité que pour leur carrossier, leur tailleur, leur tapis- sier et leur maître d’hôtel. Ils se font louer pour mieux se vendre, et ceux qui les louent leur vendent leurs élo;;es. La renommée est devenue métier et marchandise. Il n’y a •pie la gloire véritable qui ne se vend ni ne s’achette; et celle-là, c’est la postérité qui la donne. YlENNF.T, (le l’Acadcmic Française. FIN DU QUATORZIÈME VOLUME.