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115 LATINES (VERSIONS) DE LA BIBLE ANTÉRIEURES À S. JÉRÔME 116

puis (c. xi) arrive aussitôt aux moyens de les vaincre : « Les hommes de langue latine, dit-il, ont besoin pour la connaissance des Écritures du secours de deux autres langues : la langue hébraïque et la langue grecque, afin que, si l’infinie variété des interprètes latins les jette dans le doute, ils puissent recourir aux deux autres textes. » Ce secours, poursuit-il, leur sera utile, non seulement pour entendre certains mots hébreux restés dans le latin, tels que : « Amen, Alléluia. Racha, Hosanna…, mais encore et surtout, comme je l’ai dit, à cause des divergences des interprètes. Car on peut bien compter ceux qui ont traduit les Écritures de l’hébreu en grec, mais non ceux qui les ont traduites en latin. » Le cardinal Wiseman, qui était partisan de l’unité, a essayé d’éluder la force de ces dernières paroles, en disant que saint Augustin opposait ici aux traducteurs grecs les recenseurs et non les traducteurs de la version latine. Lettres au Catholic Magazine, dans Migne, Démonstrations évangéliques, t. xvi, p. 272. Mais n’est-ce pas là solliciter les textes à plaisir, pour en obtenir ce qu’ils se refusent d’eux-mêmes à donner ? Du reste, pour couper courte toute hésitation, saint Augustin lui-même précise sa pensée, en expliquant comment il s’est lait que l’on ait pu avoir des versions multiples. Car c’est à cet endroit qu’il écrit les célèbres paroles citées plus haut : « Aux origines de la foi, le premier venu, s’il lui tombait entre les mains un texte grec, et qu’il crût avoir quelques connaissance de l’une et de l’autre langue, se permettait de le traduire. » Très évidemment le sens de ces dernières paroles n’est pas « se permettait d’en faire la recension », mais bien « d’en faire la version ». Et ce n’est pas tout encore. Au chapitre suivant (xii), il nous dit que cette multiplicité de traductions a d’ailleurs un avantage, celui de nous faire connaître de combien de manières on a compris les Écritures avant nous, ce qui permet au travailleur d’étudier, de comparer les opinions diverses et de faire ainsi un choix éclairé. Après quoi (c. xiii), il ajoute les paroles suivantes qui sont bien significatives dans la question : « Mais parce que la pensée que plusieurs interprètes se sont efforcés de rendre, chacun selon sa capacité et sa manière de voir, ne se montre bien que dans la langue même de laquelle ils traduisent, et aussi, parce que le traducteur, à. moins d’être très docte, trahit souvent le sens de l’auteur, il faut, ou bien apprendre les langues d’où l’Écriture a passé en latin, ou bien consulter les traductions les plus littérales ; non qu’elles suffisent, mais parce qu’elles serviront à découvrir l’exactitude ou l’erreur de ceux qui se sont attachés à traduire le sens plutôt que les mots. » Enfin, pour rendre ses conseils plus pratiques, le grand docteur (c. xiv-xv), après avoir une fois de plus recommandé comme très utile le recours aux textes des nombreux traducteurs latins : Juvat interpretum numerositas collatis codicibus inspecta atque discussa, indique lui-même parmi tant de versions celle qu’il croit préférable aux autres, parée qu’il la juge à la fois plus littérale et plus claire. Cette version, il lui donne un nom, par lequel il la distingue nettement des autres, c’est l’Italique : In ipsis autem interpretationibus, Itala cæteris præferatur ; nam est verborum tenacior cum perspicuitate sententiæ. Ces dernières paroles sont si manifestement en faveur de la pluralité des versions latines, que les partisans de l’unité n’ont cru pouvoir les expliquer qu’en accusant les copistes d’avoir altéré le texte. Ce n’est pas Itala qu’il faudrait lire, mais illa, ou bien encore usitata, le copiste ayant par distraction combiné le commencement de ce mot avec la fin du précédent : interpretationibusitata. En vérité, la critique est souvent contrainte de s’en prendre aux copistes pour défendre ses propres droits et ceux du simple bon sens ; mais du moins faut-il, quand on a recours à ce procédé, pouvoir le justifier par quelque raison plausible, et le seul désir de faire triompher une opinion contestable n’en est pas une.

Qu’était-ce en somme que la version italique ? Si le mot Itala est authentiquement d’Augustin, comme nous le croyons, il est évident que l’Italique était pour le docteur d’Hippone une version en usage en Italie, ou, si l’on tient à donner à ce dernier mot plus de précision, une version répandue dans la circonscription politique appelée diocèse d’Italie, qui comprenait le nord de la péninsule, et dont Milan était la capitale. Cf. Gaston Paris, dans le Journal des savants, 1883, p. 287 et 388 ; S. Berger, Histoire de la Vulgate, p. 6 ; P. Monceaux, dans la Revue des Études juives, juillet 1901, p. 16. Et ainsi l’on est induit à penser que l’Italique devait être la version latine qu’Augustin avait sous les yeux, quand, à Milan, il allait entendre les commentaires d’Ambroise ou qu’il se rendait à l’église pour y pleurer au chant des Psaumes. Nous essaierons de dire plus loin quels textes représentent l’Italique ; pour le moment il nous suffit de bien constater que, dans la pensée d’Augustin, l’Italique n’est pas l’unique version latine, mais parmi les diverses versions dont il a connaissance, celle qu’il recommande.de préférence. On voit du même coup que c’est par erreur que l’usage a prévalu durant quelque temps de se servir de cette dénomination pour désigner toutes les traductions latines antérieures à saint Jérôme.

Après avoir montré par le témoignage des Pères combien est plus vraisemblable la thèse de la pluralité des versions, il nous resterait à établir la même thèse par l’étude directe des textes que nous avons encore entre les mains. Mais pour être démonstrative, cette preuve nécessiterait de longues citations ; il faudrait mettre en regard sous les yeux du lecteur nombre de passages des Écritures puisés aux différentes sources, les comparer les uns avec les autres, relever leurs divergences et alors montrer que ces divergences trouvent leur explication, leur raison suffisante dans la multiplicité des traductions et non pas dans la multiplicité des recensions, comme le voudraient les défenseurs de l’opinion contraire. Comme il n’est pas possible de transcrire ici toutes les pièces du procès, ce qui demanderait des volumes, nous renverrons d’abord le lecteur aux auteurs qui, de notre temps, ont démontré la pluralité des versions latines par les plus larges citations : M. Ziegler, Die lateinischen Bibelübersetzungen vor Hieronymus, in-4°, Munich, 1879 (antidaté), p. 102-123 ; M. U. Robert, Pentateuchi versio latina, in-4°, Paris, 1881, p. cxxxh-CXLi ; M. P. Monceaux, dans les deux articles déjà cités de la Revue des Études juives, avril 1901, p. 129-172 ; juillet, p. 15-49. Sur le premier ouvrage, celui de M. Ziegler, et à l’appui de la même thèse, on peut aussi voir Desjacques : Les versions latines de la Bible avant saint Jérôme, dans les Études, décembre 1878, p. 721-744. Cela fait, nous allons dire cependant ici le nécessaire dans la question, en appuyant particulièrement sur la méthode à suivre pour donner à l’argument toute la force qu’il peut et doit avoir, mais sans rien exagérer de sa valeur. Car, on le comprend bien, si la preuve était absolument péremptoire, nous n’aurions pas contre nous tant d’hommes éminents.

Plusieurs parmi ceux-ci réclament d’abord contre l’emploi de textes empruntés aux ouvrages des anciens Pères pour prouver notre thèse, et en cela ils n’ont pas tout à fait tort. Il est, en effet, très délicat d’argumenter ici d’après les citations des Écritures que l’on rencontre chez les premiers écrivains ecclésiastiques. Que Tertullien, saint Hilaire ou quelque autre raconte une des touchantes histoires de l’Évangile, il est tout aussitôt manifeste qu’à cette époque le tait évangélique se rencontrait dans le texte ; mais la teneur même du récit, qui se trouve dans Hilaire ou Tertullien, est-ce bien celle des Évangiles d’alors ? En d’autres termes, a-t-on affaire à une citation littérale des Évangiles, tels qu’on les