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GOÊL


C’est un principe de droit universellement reçu aujourd’hui parmi nous qu’on ne doit point se faire justice à soi-même. Mais il faut néanmoins que le crime soit puni et le principe de la justice rétributive et des châtiments qu’elle comporte est supérieur à celui du mode d’exécution. Le mode peut varier selon les temps et les lieux, en raison des circonstances ; le principe ne varie pas.

« Celui qui aura versé le sang de l’homme, son sang

sera versé, » dit Dieu lui-même. Gen., ix, 6. « Si quelqu’un frappe un homme et qu’il en meure, on le fera mourir lui-même. » Exod., xxi, 22 ; Lev., xxiv, 17. —

Le droit attribué aux particuliers de punir eux-mêmes les meurtriers de leurs proches peut nous paraître une coutume barbare ; il se justifie cependant par l’état social d’Israël. Dans un pays où il n’y avait point de tribunaux proprement dits pour punir le meurtre et l’assassinat, où il n’existait point non plus de bourreau, voir t. i, col. 1895, pour frapper les coupables, la nécessité d’assurer la sécurité publique et de faire respecter la vie des citoyens avait obligé et oblige encore aujourd’hui les tribus arabes qui sont dans des conditions analogues de recourir à ce moyen. —

L’expérience montre d’ailleurs que ce moyen est efficace. Les voyageurs qui ont le mieux observé les mœurs arabes constatent que, grâce à l’existence de cette coutume et « à la terrible rigueur de la vendetta ou vengeance du sang (thar), l’homicide est plus rare dans le désert que dans les pays civilisés ». E. H. Palmer, The Desert of the Exodus, 1870, t. i, p. 80 ; voir aussi p. 200, et H. S. Palmer, Sinai, in-12, Londres, 1878, p. 60 ; H. Layard, Nineveh and Babylon, 1853, p. 305-306. Jusque dans les razzias, les Bédouins évitent le plus possible, pour la même cause, de verser le sang, afin de n’avoir pas un jour à en rendre compte eux-mêmes. E. H. Palmer, The Desert of the Exodus, p. 295. Si, en effet, ils tuent, ils s’exposent à être tués à leur tour. Celui qui a eu le malheur de commettre un meurtre doit redouter à tout instant la vengeance des parents de sa victime, et il est réduit à la vie la plus misérable, obligé de se tenir sans cesse sur ses gardes, vivant caché, ou bien errant et fugitif, portant une chaîne au cou et demandant l’aumône pour payer le prix du sang qu’il a versé. E. H. Palmer, The Desert of the Exodus, p. 200. La perspective du sort qui attend l’homicide suffit pour empêcher bien des crimes. « Je suis porté à croire, dit J. L. Burckhardt, Notes on the Bedouins, t. i, 1831, p. 148, que cette salutaire institution (de la vengeance du sang par les parents du mort) a contribué à un plus haut degré que toute autre circonstance à empêcher les belliqueuses tribus arabes de s’exterminer les unes les autres. Sans elle, leurs guerres dans le désert auraient été aussi sanguinaires que celles des Mameluks en Egypte… La terrible vengeance du sang est cause que la guerre la plus invétérée se fait presque sans effusion de sang. » Les bons effets produits par cet usage en sont ainsi la justification.

Adoucissements apportés par Moïse à la coutume de « venger le sang ».

L’usage de venger soi-même les siens peut, il est vrai, amener facilement de graves abus. L’état social des Hébreux, du temps de Moïse, ne permettait pas de supprimer la coutume en vigueur, sous peine de laisser le crime impuni et d’en multiplier ainsi le nombre. Le législateur voulut du moins adoucir la rigueur de la loi et réprimer les excès.

1. Le premier abus consistait à frapper indifféremment tout meurtrier. On ne distinguait pas entre l’assassinat et le simple meurtre ; il en résultait que le meurtrier involontaire devait tomber sous les coups du gôêl, comme un véritable assassin. Moïse distingua avec soin entre le crime et l’accident fortuit. Exod., xxi, 12-14. Il régla que celui qui aurait tué quelqu’un involontairement pourrait se réfugier dans une des six villes lévitiques qui furent désignées à cette fin, dans les diverses parties du pays, trois de chaque côté du Jourdain. Elles devinrent ainsi des cités de refuge. Num., xxxv, 22-23 ; Deut., xix 4-6 ; Jos., xx, 2-9. Le gôêl n’avait pas le droit d’y poursuivre le coupable, qui échappait ainsi à ses coups, mais à la condition seulement d’établir son innocence. Le meurtrier involontaire était tenu à y rester enfermé jusqu’à la mort du grand-prêtre. Num., xxxv, 25-28 ; Jos., xx, 4, 6. Il avait ainsi à expier le sang versé, quoiqu’il eût tué sans le vouloir, afin d’inspirer à tous un plus grand respect pour la vie humaine. Voir Refuge (Villes de) ; A. P. Bissell, The Law of Asylum in Israël, in-8°, Leipzig, 1884, p. 37-82. Moïse coupa court ainsi au premier abus qu’on pouvait faire de la « vengeance du sang ».

2. Un second abus consistait à rendre responsables du meurtre, tant qu’il n’était pas vengé, les parents et les descendants du meurtrier. Les Arabes, malgré la prescription du Koran, xvii, 35, qui ordonne de ne verser le sang que de celui qui l’a versé lui-même, étendent leur vengeance à la famille de l’homicide, jusqu’à la cinquième génération. Burckhardt, Notes on the Bedouins, t. i, p. 149-150. Cet abus existait aussi sans doute chez les anciens Hébreux. Moïse le proscrivit et condamna ceux qui feraient mourir les parents de l’homicide. Deut., xxiv, 16 ; II (IV) Reg., xiv, 6 ; II Par., xxv, 4 ; Jer., xxxi, 29-30 ; Ezech., xviii, 20. Cf. Josèphe, Ant. jud., IV, viii, 39. Ce fut pour se conformer à cette loi qu’Amasias, roi de Juda, fit mettre à mort les meurtriers de son père, mais épargna leurs enfants. II (IV) Reg., xiv, 5-6. —

3. Les coutumes arabes, fondées sur le Koran, ii, 173-174, traduction Kasimirski, p. 26, autorisent le rachat du thar, en donnant aux parents de la victime « le prix du sang » qui est fixé d’après certaines règles déterminées. Burkhardt, Notes, t. i, p. 151-156, 313-323. Cf. Hamasae Carmina cum Tebrisii scholiis, 2 in-4°, Bonn, 1828-1851, xvii, t. ii, part, i, p. 105-106. La loi mosaïque, Num., xxxv, 31, défend expressément de racheter à prix d’argent le sang versé, afin de diminuer le nombre des crimes qui se multiplieraient si les coupables pouvaient espérer d’échapper au châtiment au moyen d’une amende. Autant la loi prend de précautions pour que l’homicide involontaire ne soit pas victime de la vengeance, autant, dans l’intérêt de la sécurité publique, elle exige que celui qui a répandu volontairement, le sang l’expie par son propre sang, Num., xxxv, 31-34, au point que l’autel même du Seigneur, s’il s’y réfugie, ne pourra le sauver. Exod., xxi, 14. Cf. III Reg., ii, 28-34. Une telle loi ne peut être efficace qu’autant qu’elle est rigoureusement observée.

Abolition de la coutume de la « vengeance du sang » en Israël.

Lorsque la monarchie eut été établie en Israël la puissance royale dut tendre naturellement à s’attribuer et à se réserver le droit de vie et de mort. Le langage que tient à David la veuve de Thécué, montre que le gôêl continuait alors à exercer son droit de vengeance, mais il marque en même temps que le roi commençait à le contrôler et à le restreindre. II Sam. (II Reg.), xiv, 6-11. Plus tard, lorsque Josaphat établit ses réformes, il régla que tous les différends qui surviendraient entre Juifs, en particulier par rapport au meurtre, « entre sang et sang, » dit le texte, II Par., xix, 10, seraient jugés par un tribunal supérieur à Jérusalem. Il est probable cependant que « la vengeance du sang » fut en vigueur autant que dura l’indépendance de la nation juive, et qu’elle ne disparut complètement que sous le gouvernement de Rome. Cf. Joa., xviii, 31.

V. Dieu gôêl de son peuple.

On vient de voir le rôle du gôêl chez les Hébreux et quelle a été son importance. On peut à l’aide de ces notions se rendre compte d’une des plus belles figures de l’Écriture et des plus expressives, qui n’a point d’analogue dans les autres langues et dont la force s’est, par suite, perdue dans nos traductions de la Bible : c’est la métaphore par laquelle les écrivains sacrés nous représentent Dieu comme le