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CANTIQUE DES CANTIQUES

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prit de l’écrivain sacré est cet amour surnature] qu’il veut décrire. L’amour humain n’intervient que pour prêter, non pas ses sentiments ou ses manifestations, mais ses expressions. Or ces expressions demeurent toujours très imparfaites et même grossières, si on les compare à ce qu’elles doivent rendre. Par conséquent, moins on s’arrête à leur valeur littérale, plus on s’élève vers le véritable sens du livre. Entreprise dans ces conditions, la lecture du poème sera sans péril. Car « tout est pur pour ceux qui sont purs ; pour ceux qui sont souillés et pour les infidèles, rien n’est pur. » Tit., i, 15.

Il n’y a pas lieu d’ailleurs de s’étonner qu’un livre sacré, très court, il est vrai, soit écrit tout entier sous forme d’allégorie. Comme l’a remarqué avec raison Rosenmûller, « une poésie allégorique et religieuse telle qu’est le Cantique des cantiques d’après l’interprétation antique et générale n’a rien d’étrange ni de choquant pour les Orientaux. » Das alte und neue Morgenland, Leipzig, 1818, t. IV, p. 180. Les livres sacrés des Hindous fournissent de nombreux exemples d’allégories analogues. Dans le YagurVéda, la relation entre l’Aurore et le Soleil est représentée par l’allégorie de la fée Urvasi, qui voue son amour à Purùravas, « le brillant, » « histoire qui n’est vraie que du Soleil et de l’aurore, » observe Max Mùller. Essais sur la mythologie comparée, trad. Perrot, Paris, 1874, p. 130-135. La même allégorie se retrouve développée dans une sorte de drame en cinq actes, du poète Kalidâsa, insérée sous plusieurs formes différentes dans les Pourânas et dans le Brihat-Kathâ, ou grande histoire. Max Millier, Essais, p. 146-163. Les sentiments exprimés et les métaphores qui jaillissent de la plume des poètes ont ici la plus grande similitude avec ce qu’on lit dans le Cantique. Un autre poète, vivant il y a au moins deux mille ans, Jayadeva, plus ancien peut-être que Kalidàsa, a laissé un petit drame pastoral appelé Gitagovinda, inséré dans le dixième livre du Bhagavat. Il y décrit l’amour réciproque de Krichna, le dieu bon, avec Radha, l’âme humaine, en faisant intervenir des bergères autour de Krichna, le pasteur. Or berger et bergères ne sont que des symboles religieux, dont les écrivains hindous cherchent à donner l’explication mystique. W. Jones, The mystical Poetry of the Persians and Hindus, dans ses Works, Londres, 1807, t. iv, p. 211-235 ; A. Weber, Histoire de la littérature indienne, trad. Sadous, Paris, 1859, p. 330-331. Dans le Gulchendras ou « parterre de mystère » des soulis de la Perse, le Menavi forme un gros livre dans lequel l’union avec Dieu est décrite sous l’allégorie d’un amour mystique. Chardin, Voyage en Perse, Amsterdam, 1735, t. iii, p. 210, 213. D’autres poèmes d’écrivains persans plus modernes affectent le même caractère littéraire. Vigoureux, Les Livres saints et la critique rationaliste, Paris, 1891, 4e édit., t. v, p. 83-89. Du reste, les poèmes allégoriques ne sont pas particuliers aux seuls Orientaux. La grande trilogie d’Eschyle sur Promélhée, dont il nous reste la seconde partie, « Prométhée enchaîné, » n’est que le développement allégorique d’une idée. Le titan Prométhée représente en même temps l’être révolté contre Dieu et séducteur de l’homme, et le rédempteur compatissant qui sauve l’humanité. Dœllinger, Paganisme et judaïsme, trad. J. de P., Bruxelles, 1858, t. ii, p. 68. Il faut encore mettre au rang des œuvres allégoriques les « Oiseaux » et « Plutus » d’Aristophane, la « Psyché » d’Apulée ; au moyen âge, le « Roman de la Rose », etc. D’ailleurs, la Sainte Écriture elle-même fournit d’autres exemples d’allégories, dont plusieurs prennent une extension assez considérable. On peut ranger dans ce nombre le cantique de la vigne, ls., v, 1-6 ; celui du pressoir, ls., lxiii, 1-3 ; les allégories d’Ézéchiel sur le bois de la vigne, Ezecli., xv, 1-6 ; sur l’épée aiguisée, Ezech., xxi, 9-13 ; sur les ossements desséchés, Ezecli., xxxvii, 1-10 ; celles que Daniel décrit dans ses visions, I, iii, vi, etc. ; l’allégorie évangélique du bon Pasteur, Joa., x, 1-16, et celles qui remplissent le livre de l’Apo | calypse. L’allégorie du Cantique appartient donc à un genre littéraire aussi familier aux écrivains sacrés qu’aux écrivains orientaux en général.

Un autre sujet d’étonnement, à la première lecture du Cantique, c’est que l’Esprit -Saint ait jugé à propos de se servir de la peinture la plus ardente de l’amour humain pour exprimer les sentiments surnaturels du plus haut et du plus chaste mysticisme. — Cet étonnement n’a pasété partagé par les anciens, et il ne l’est pas davantage aujourd’hui par les populations de l’Orient. Ceux qui se scandalisent des expressions du Cantique ont le double tort d’entendre littéralement ce qui n’a qu’un sens mystique, et de suppléer par l’imagination à ce que le textene dit pas. Ils veulent trouver un drame continu, une histoire « vécue », comme on dit aujourd’hui, là où l’écrivain sacré s’est contenté des traits choisis qui conviennent à son but mystique. Évidemment le sujet allégorique qu’il a entrepris de traiter présente un danger pour les esprits mal préparés. On pourrait en dire autant de plusieurs passages des Proverbes, v, 15-20 ; vii, 4-24 ; d’Ézéchiel, xvi, etc., et de bien des histoires racontées dans la Genèse et dans les livres des Rois. Ce danger prouve que l’Écriture Sainte n’est point faite, dans la pensée de celui qui l’a inspirée, pour être lue intégralement par tous indistinctement, et que la Synagogue et l’Église ont eu raison d’interdire à certaines catégories de lecteurs plusieurs passages des Livres Saints. Mais le danger n’existe plus pour celui qui lit le Cantique dans l’esprit qui a présidé à sa composition. Un tel lecteur passe immédiatement de la lettre au sens allégorique, sans s’arrêter au. sens vulgaire qu’auraient les expressions, si on les interprétait d’un amour purement humain. C’est ainsi qu’ont : procédé les interprètes catholiques du Cantique. Saint Bernard, saint François de Sales, Bossuet, Le Hir et cent autres en ont tiré les plus pures descriptions de l’amour divin, et les plus hautes leçons de vertu. L’Église elle-même ne craint pas d’en insérer dé notables passages, dans ses offices, bien qu’elle n’ignore pas que certaines âmes pourraient y trouver prétexte à scandale.

VI. Objet du Cantique. — 1° L’objet propre et principal du Cantique est l’union de Jésus-Christ et de son Église.

— 1. Saint Jean Baptiste appelle Notre -Seigneur l’époux et se présente comme l’ami de l’époux. Joa., iii, 29. — 2. NotreSeigneur se donne lui-même comme l’époux, attendu, Matth., îx, 15 ; Marc, ii, 19 ; Luc, v, 34, 35, et parle de son royaume des cieux, c’est-à-dire de son Église, en empruntant l’allégorie nuptiale de Salomon. Matth., xxii, 2-10 ; xxv, 1-13. — 3. Saint Paul présente plus expressément encore Jésus-Christ comme l’époux, et l’Église comme l’épouse. Eph., v, 22-32 ; II Cor., xi, 2.

— 4. Saint Jean célèbre les noces de l’Agneau, et chante l’époux, qui est le Christ, et l’épouse, qui est l’Église. Apoc, xix, 7-9 ; xxi, 2 ; xxii, 17. Sans doute Notre-Seigneur et les Apôtres ne se réfèrent pas nommément au livre de Salomon ; mais en inspirant les mêmes expressions allégoriques à Salomon, à saint Jean Baptiste et aux écrivains évangéliques, l’Esprit de Dieu montre assez qu’il suit la même idée, et que l’objet de la mystérieuse allégorie du Cantique doit être cherché parmi les réalités messianiques. — 5. Cet objet propre du Cantique est reconnu par la plupart des Pères, Origène, Philon, évêque de Chypre et contemporain de saint Athanase, Enarr. in Cant., t. XL, col. 32, Théodoret, saint Augustin, Cassiodore, Juste, évêque d’Urgel au vie siècle, In Cant., i, 1, t. lxvii, col. 962 ; saint Grégoire le Grand, Sup. Cant., Proœm., 8, t. lxxix, col. 476 ; le vénérable Bède, In Cant., 1. ii, t. xci, col. 1083 ; saint Bernard, saint Thomas d’Aquin, etc. — Rapportés à cet objet, tous les détails du Cantique s’expliquent aisément. On peut dire de Jésus-Christ qu’il est aimable, Cant., i, 2 ; parfaitement beau, v, 10-16 ; roi, iii, 7-11 ; pasteur, i, 6 ; plein d’amour pour son épouse, ii, 4, etc. De son côté, l’Église est belle entre toutes, i, 4 ; ii, 2 ; iv, 1-7, jusqu’à exciter la ja-