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BLASPHÈME


— Qu’on ne s’étonne pas de la rigueur de la loi mosaïque contre le blasphème. Outre les raisons qui autorisent les législateurs à punir de la même peine, c’est-à-dire de la mort, les injures faites à Dieu et celles qu’on fait aux souverains, il y avait une raison spéciale pour le peuple juif : c’est que, d’après sa constitution théocratique, Dieu était son vrai roi, dont les Juges, rois ou autres chefs du peuple d’Israël n’étaient que les lieutenants ; dès lors le blasphème était un crime contre le souverain, et, comme nous disons, un crime d’État. — Dans les temps qui précèdent la venue de Jésus-Christ, la nature du blasphème punissable paraît s’être élargie ; elle comprenait alors non seulement l’outrage fait au nom ineffable nw, mais encore tons les propos outrageants pour Dieu ou pour les choses saintes, ainsi que l’usurpation téméraire d’un attribut divin. De là les accusations de blasphème soit contre Jésus-Christ qui se disait Fils de Dieu et s’attribuait le pouvoir de remettre les péchés, soit contre saint Etienne qu’on accusait de parler contre le temple et la loi. Matth., xxvi, 64-65 ; Marc, ii, 5-7 ; Joa., x, 33 ; Act., vi, 13 ; vii, 56-59. — La procédure criminelle contre les blasphémateurs est exposée dans la Mischna, traité Sanhédrin, vu, 5, édit. Surenhusius, t. iv, p. 242 ; cf. ibid. les commentaires de Maimonide, de Bartenora et de Coccéius.

2° Déchirement des vêtements à l’audition d’un blasphème. — Dès la plus haute antiquité, les Hébreux, comme d’autres peuples orientaux, déchiraient leurs vêtements en signe de douleur, dans le deuil privé ou public. Gen., xxxvii, 30, 34 ; xliv, 13 ; Lev., x, 6 ; Num., xiv, 6 ; Jos., vil, 6 ; Jud., xi, 35 ; II Reg., xiii, 31, etc. Le blasphème, étant un outrage à leur Dieu, à leur bienfaiteur, à leur Roi, fut promptement considéré par eux comme un grand malheur et une cause de deuil, aussi bien que la mort de leurs parents ou de leurs amis ; dès lors l’usage s’introduisit peu à peu, chez les Juifs, de déchirer leurs vêtements, quand ils entendaient un blasphème. C’est ce que firent les ministres du roi Ézéchias, et Ézéchias lui-même, en entendant les blasphèmes de Rabsacès, IV Reg., xviii, 37 ; xix, 1 ; Is., xxxvi, 22 ; xxxvii, 1 ; c’est ce que fit Joram, roi d’Israël, en s’entendant, ou plutôt en croyant s’entendre attribuer un pouvoir divin. IV Reg., v, 5-7. Tous observaient cet usage, même les prêtres, et le grand pontife lui-même. C’est pourquoi Caïphe déchira ses vêtements, lorsqu’il entendit Jésus-Christ s’appeler Fils de Dieu ; ce que, dans sa perfide et opiniâtre infidélité, il regarda comme un blasphème. Matth., xxvi, 65 ; Marc, Xiv, 63. Sans doute quelques auteurs, Baronius, Annales ecclesiastici, ad annum 34, . édit. de Lucques, 1738, t. i, p. 140-141 ; Cornélius a Lapide, In Matthseum, xxvi, 65, blâment Caïphe d’avoir, en déchirant ses vêtements, violé la loi mosaïque qui le lui défend, Lev., xxi, 10-12 ; mais, d’après l’opinion la plus probable, la prohibition ne concerne que le deuil privé, duquel seul il est question dans le texte cité ; dans le deuil public et surtout dans le cas d’un blasphème, la loi ne s’applique pas ; ainsi le grand prêtre Jonathas déchira ses vêtements dans un deuil public. I Mach., xi, 71. Cf. Selden, De jure naturali et genlium, ii, 12, Wittenberg, 1770, p. 265-266 ; Hedenus, Scissio vestium, xxxrv-xm, dans Ugolini, Thésaurus antiquitatum sacrarum, Venise, 1744-1769, t. xxrx, col. mxliii-mxlviii ; Rohrenseensius, De ritu scindendi vestes, ibid., col. mlx-mlxi. — Cet usage de déchirer les vêtements en cas de blasphème fut transformé en précepte positif par les rabbins, toutefois avec une distinction : si le blasphémateur est un Juif, le témoin qui l’entend doit déchirer ses vêtements ; si le blasphémateur est un païen, l’obligation n’a pas lieu. Cf. Hottinger, Juris Hebrseorum Leges, 1. lxxvi, Zurich, 1655, p. 96 ; Otho, Lexicon, p. 92.

3° Prononciation du nom sacré nw, c’est-à-dire Jéhovah ou « Jahvé », suivant la vocalisation qui tend à prévaloir aujourd’hui. D’après une tradition juive, remontant à une

époque de beaucoup antérieure à Jésus-Christ, non seulement le blasphème proprement dit, mais la simple prononciation du nom m~>, était défendue (sauf pour les prêtres, dans le temple, et à certains jours déterminés). Cette tradition, dont nous voyons les effets dans la version des Septante, où partout le nom sacré « Jéhovah » est traduit par Kupîoc, « Seigneur, » est résumée dans Maimonide, More Nebochim, I, 61, 62, traduction latine de Buxtorf, Bâle, 1629, p. 106-109. Cf. Josèphe, Ant. jud., II, xii, 4 ; Théodoret, Quœstio xv in Exodum, t. lxxx, p. 244 ; Drusius, Tetragrammaton, c. 7, 8, 9, dans Critici særi, Amsterdam, 1698, t. i, part, ii, p. 338-342. Cette tradition repose sur une interprétation fausse du passage du Lévitique, xxiv, 15-16, que nous expliquons. Ce texte porte d’après l’hébreu : « ꝟ. 15. Quiconque aura maudit (qillêl) son Dieu, portera la peine de son péché ; y. 16. Et celui qui aura prononcé (nôqêb) le nom de Jéhovah mourra ; et tout le peuple le lapidera, qu’il soit Israélite ou étranger, s’il a prononcé le nom [de Jéhovah]. » Les exégètes juifs ont séparé le ꝟ. 16 du ꝟ. 15, et ont ainsi fait de la seule prononciation du nom de Jéhovah un délit spécial, puni de la peine de mort, par la lapidation. Or, d’après le plus grand nombre des commentateurs chrétiens, cette explication est fausse. Le sens de ces deux versets est celui-ci : « Quiconque aura maudit ou blasphémé son Dieu portera la peine de son péché ; et si, dans ce blasphème, il prononce le nom de Jéhovah, il sera puni de mort. » Ainsi deux éléments constituent le crime visé et puni par la législation hébraïque : le blasphème contre Dieu et la prononciation du nom sacré ; c’est pourquoi la Vulgate, afin d’éviter toute équivoque, a traduit l’hébreu nôqêb par « blasphémer », et a ainsi rendu le ꝟ. 16 : « Et celui qui aura blasphémé le nom du Seigneur mourra. » Cf. Michælis, Mosaisches Recht, § 251, Francfort-sur-le-Mein, 1793, t. v, p. 163-169 ; Saalschutz, Das Mosaische Recht, k. 64, Berlin, 1853, p. 494-497. On dirait que les Juifs ont pris soin de réfuter eux-mêmes leur propre interprétation ; car, s’il faut expliquer comme ils le font le ꝟ. 16, la seule prononciation du nom de Jéhovah doit être punie de la peine de mort par la lapidation, comme le blasphème proprement dit ; et cependant jamais ils n’ont infligé cette peine à celui qui n’a fait que prononcer, sans blasphème, le nom sacré : c’est ce qui résulte évidemment de la Mischna, tr. Sanhédrin, vil, 5, et des Commentaires annexés de Maimonide, de Bartenora et de Coccéius, édit. Surenhusius, t. iv, p. 242. Cf. Selden, De jure naturali, ii, 12, p. 261-262.

4° Blasphème des Juifs contre les dieux étrangers. — D’après quelques auteurs, il aurait été défendu aux Juifs de blasphémer même les dieux étrangers. Ainsi ont pensé Philon, De monarchia, I, Paris, 1640, p. 818, et De Vila Mosis, iii, p. 684, et Josèphe, Ant. jud., IV, viii, 10, et Contra Apion., ii, 33. Cette opinion repose sur une interprétation fausse du texte de l’Exode, xxii, 28 (hébreu, 27) : « Vous ne maudirez pas ( qillêl) les dieux. » Le texte porte le mot’ilôhîm, que ces deux auteurs ont traduit par « dieux ». Les versions les plus anciennes et l’opinion à peu près unanime des commenftteurs s’opposent à cette interprétation. La paraphrase chaldaïque, la version arabe et la version syriaque ont traduit’êlôhim par s juges » (cf. Polyglotte de Valton, In Exodum, xxii, 28). Si la Vulgate, après les Septante, a traduit par « dieux », dii, tout le monde sait qu’elle donne quelquefois ce nom aux créatures qui participent d’une manière spéciale aux attributs de la divinité, comme aux anges, aux prêtres, aux rois, aux juges, etc. Cf. Ps. lxxxi, 6 ; Joa., x, 34-35. Aussi la foule des commentateurs a-t-elle rendu’èîôhîm par « juges » ou « magistrats ». S. Augustin, In, Heptateuchum, a, 86, t. xxxiv, p. 627-628 ; Théodoret, Qusest. £i in Exod., t. lxxx, p. 273 ; Cornélius a Lapide, In Exodum, xxii, 28 ; Bonfrère, Pentateuchus Mosis, Anvers, 1625, p. 470 ; Rqsenmûller, In Exodum, xxii, 27, Leipzig, 1822, p. 385 ; Michælis, Mosaisches Recht, § 251, t. v, p. 159-163.