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ABNER

Benjamite comme Saül et son proche parent, puisqu’ils étaient fils de deux frères, Abner fut-il inspiré en cette circonstance par l’esprit de famille et de tribu ? Céda-t-il à l’ambition ? Ou bien pensa-t-il simplement servir la cause de la justice et défendre les droits d’Isboseth ? C’est ce qu’on ne saurait décider avec certitude. Il semble qu’il pouvait de bonne foi proclamer roi Isboseth, quoique le droit de David à la couronne fût établi par le fait de l’onction royale, que Samuel lui avait conférée sur l’ordre de Dieu même, I Reg., xvi, 1-13 ; car cette consécration était restée secrète. On n’avait pu faire, touchant la future royauté de David, que des conjectures fondées sur sa vertu, sa bravoure, sa popularité toujours croissante. Une prophétie de Samuel annonçant à Saül, avant même le choix divin de David, que Dieu lui ôterait la couronne pour la donner à un autre meilleur que lui, I Reg., xv, 28, devait corroborer ces conjectures. Elles étaient devenues pour Jonathas une certitude vers la fin du règne de son père, et cependant il ne connaissait pas l’onction royale de David, ou du moins il ne lui en parla pas. I Reg., xxiv, 21. Abner pouvait donc l’ignorer lui-même au moment de la mort de Saül, bien qu’il paraisse l’avoir connue plus tard, II Reg., III, 9-10, 18, et voir par conséquent dans Isboseth le légitime successeur de son père. La détermination qu’il prit d'établir la royauté de ce prince, et l’habileté qu’il déploya pour l’affermir et l'étendre, retardèrent de sept ans et demi l’union de tous les Israélites sous le sceptre de David. II Reg., ii, 11.

Cette durée du schisme ainsi précisée est assez difficile à concilier avec ce qui est dit, II Reg., ii, 10, qu’Isboseth régna deux ans sur Israël ; les commentateurs donnent de ce passage diverses explications, qui laissent toutes la question indécise. Voir Isboseth. Ils ne trouvent pas moins de difficulté pour suppléer à la sobriété du récit biblique relatif aux événements de cette période, surtout en ce qui regarde David, qui paraît s'être renfermé vis-à-vis du royaume du nord dans une politique d’expectative et de paix armée. Abner l’en fit sortir en quittant Mahanaïm et en franchissant le Jourdain, sans doute dans le dessein d'étendre plus avant vers le sud la puissance d’Isboseth. II Reg., ii, 12. Joab, général de David, accourut d’Hébron et vint à sa rencontre. Les deux armées se trouvèrent en présence à Gabaon, l’El-Djib moderne, à deux lieues au nord-ouest de Jérusalem, près d’une vaste piscine, Jer., xli, 12, représentée vraisemblablement de nos jours par la source d’Ain el-Djib. Elles étaient campées en face l’une de l’autre, des deux côtés de la piscine, lorsque Abner proposa un combat singulier entre quelques hommes des deux camps ; Joab accepta. Plusieurs, s’appuyant sur le verbe « jouer », dont se sert Abner, II Reg., ii, 14, ont pensé qu’il n’avait en vue qu’une sorte de divertissement militaire, pour montrer la bravoure de ses soldats ; sa proposition mériterait certainement, dans ce cas, le blâme que lui infligent beaucoup de commentateurs, quoiqu’il ne faille pas juger trop sévèrement d’après nos idées et nos mœurs les faits de ces temps anciens, et les actes d’hommes qui faisaient métier de se battre. Cependant on croit plus communément, d’après l’ensemble du récit, qu’Abner proposa de substituer un combat de quelques champions à une bataille générale, soit qu’il voulût épargner le sang de ses soldats, soit que, comme certains interprètes l’ont conjecturé, voyant l’infériorité de ses troupes, il eût dessein de sauver ainsi son honneur, en ne se retirant pas sans avoir au moins donné cette preuve de courage.

Si telles furent ses intentions, l'événement ne répondit pas à son attente. Douze hommes de Benjamin et douze de ceux de David s’avancèrent. Usant tous de la même tactique, chaque combattant saisit d’une main son adversaire à la tête, et de l’autre lui enfonça son épée dans les flancs ; ils s’entretuèrent tous en un instant. Le texte hébreu permettrait bien à la rigueur de soutenir que les douze Benjamites furent seuls tués ; mais ce sens n’a été adopté que par de rares interprètes, et l’on admet généralement que les choses se passèrent comme le dit la Vulgate. Les soldats des deux armées se précipitèrent aussitôt en avant, et la mêlée devint générale. Après un rude combat, les soldats d’Abner cédèrent ; lui-même fut entraîné dans la déroute. L’agile Asaël, le plus jeune des frères de Joab, s'élança à sa poursuite. Abner, se sentant serré de près, se retourna par deux fois, et engagea le jeune guerrier à le laisser pour en attaquer d’autres, et à ne pas le contraindre de le tuer. Il montra assurément de la modération en cette circonstance, et l’on a avec juste raison loué sa générosité. Mais il avait encore un autre motif de ne point tuer Asaël, c’est celui qu’il lui déclare lui-même. II Reg., il, 22. Il savait que Joab, dont il connaissait le caractère vindicatif, ne manquerait pas de se constituer « le vengeur du sang » de son frère, Gen., xxxiv, 30 ; Num., xxxv, 19 ; II Reg., xiv, 7, 11, selon une coutume en vigueur en Orient, et qui existait même en Grèce, tempérée par la composition ou rachat, comme l’attestent les plaidoyers de Démosthène contre Panténète, 58-59, et contre Théocrine, 28. Voir, dans l’Iliade, la description du bouclier d’Achille, xviii, 497 et suiv., et le discours d’Ajax, ix, 629 et suiv. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, les Arabes évitent tant qu’ils peuvent de tuer personne dans leurs razzias, de peur de s’attirer d’inévitables représailles. C’est cette crainte surtout qui retenait Abner, et la suite du récit fait voir combien elle était fondée. II Reg., iii, 27. Cependant le jeune homme avançant toujours, il lui enfonça dans le ventre la hampe de sa lance, et, l’ayant étendu mort à ses pieds, il reprit sa course.

Il put enfin, au coucher du soleil, rallier les siens sur un monticule, et faire volte-face à l’ennemi. Élevant alors la voix, il reprocha à Joab cette poursuite sans merci de ceux qui étaient ses frères par la religion et par le sang, et lui représenta qu’il n'était pas prudent de pousser à bout un ennemi et de le réduire au désespoir. « Vive le Seigneur ! lui répondit Joab ; si tu avais parlé ce matin, le peuple aurait cessé de poursuivre son frère. » II Reg., ii, 27. D’après l’hébreu, la réponse de Joab aurait été : « Si tu n’avais pas parlé ce matin, » etc., c’est-à-dire si tu ne nous avais pas provoqués. Joab semble dire que les deux armées se seraient retirées sans combattre, ce qui s’accorderait assez avec la modération de David dans sa lutte contre Isboseth. Joab sonna donc de la trompette et arrêta la poursuite. Il n’avait perdu que dix-neuf hommes, non compris Asaël, tandis que l’on compta trois cent soixante morte du côté d’Abner.

Le récit de ce combat est suivi de ces simples paroles ; « Il y eut donc entre la maison de David et celle de Saül une longue lutte, au cours de laquelle David progressait et se fortifiait sans cesse, tandis que la maison de Saül allait s’affaiblissant de jour en jour. » II Reg., iii, 1. Cette décadence de la maison de Saül se fit sans doute par des moyens politiques plus que par les armes, car la Bible ne mentionne aucune bataille depuis celle de Gabaon. Abner dut se détacher peu à peu d’une cause qui perdait tous les jours du terrain, jusqu'à ce qu’enfin Isboseth lui-même lui fournit l’occasion de s’en séparer tout à fait et de l’abandonner. Il lui reprocha d’avoir épousé (c’est d’une union légitime que les commentateurs croient généralement qu’il s’agit) une femme de second rang de Saûl, Respha, qui avait survécu à ce prince. Voir Respha. D’après les idées de l’Orient, c'était faire acte de prétendant, le roi seul ayant le droit d'épouser les femmes du roi défunt. Grotius, in h. l. ; cf. II Reg., xvi, 21 ; III Reg., ii, 22, et les faits, rapportés par Hérodote, iii, 68, et Manéthon, dans Josèphe, Cont. Apkm., i, xv. Voir Absalom et Adonias. On ne dit pas qu’Abner ait nié le fait, mais il regarda ce reproche comme un outrage qu’un homme de son rang ne devait pas souffrir ; il rappela à Isboseth, en termes durs et humiliants, qu’il lui était redevable de la couronne et de la liberté même, et lui jura qu’il allait le punir de sou ingratitude en travaillant à ruiner sa cause et à faire