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son explication des origines et des progrès de la religion chrétienne, est empruntée à la philosophie de Hegel. — 2. C’est en philosophe, en panthéiste, en hégélien, que Baur a fait de l’histoire. L’histoire pour lui n’est pas ce qui a été, mais ce qui a dû être, et ce qui a du être, c’est ce qui est conforme à ses conceptions subjectives. À la lettre, il fait l’histoire au lieu de la raconter. Au dire de ce singulier historien, le christianisme ne représenterait qu’une phase transitoire du devenir religieux de l’humanité. L’idée religieuse s’épanouit et se développe par une évolution régulière et nécessaire, qu’il appelle Process, dans la succession des âges et dans toute l’humanité. Cette idée, Jésus de Nazareth l’a recueillie telle qu’elle avait été élaborée et préparée par ses devanciers durant de longs siècles ; son seul mérite est de l’avoir vivifiée et rendue capable de conquérir le monde en la jetant dans le moule juif du messianisme. L’histoire de la religion chrétienne se résume dans l’effort que fait l’idée religieuse pour se dégager de cette forme spéciale que lui a donnée le fondateur du christianisme. Il y a lutte incessante entre l’élément universaliste ou abstrait, et l’élément particulariste ou juif. Ce dualisme fondamental explique seul, Baur va nous le dire, l’histoire des origines, et il éclaire d’un jour tout nouveau, — sa Kirchengeschichte a pour but de le prouver, — les destinées de la religion chrétienne jusqu’à nos jours. Ces deux éléments irréductibles, nous les retrouvons jusque dans la dénomination complexe d’  « Église catholique », où l’adjectif « catholique » indique 2a part introduite dans la doctrine nouvelle par Paul, Je chef du parti universaliste, tandis que le substantif « Église », judéo-chrétien de sens et de couleur, rappelle la part apportée par Pierre, le représentant officiel de l’idée particulariste. — 3. C’est là l’idée mère de tout son système de critique, l’opposition entre le pétrinisme et le paulinisme, entre un christianisme particulariste et un christianisme universel, reposant, le premier sur la conservation de la loi mosaïque, le second sur une conception plus large de la religion.

La lutte entre le pétrinisme et le paulinisme remplit, d’après lui, tout le I er siècle, et ne s’apaise qu’au milieu du ne siècle, après les nombreuses tentatives de réconciliation qui devaient aboutir à la constitution de l’Église catholique. Pendant la période aiguë de la lutte, chaque parti eut ses apologistes et ses détracteurs. Pétrinistes et pauliniens publièrent des écrits marqués au coin de la passion. Pendant la période d’apaisement, au contraire, lorsque d’une part la victoire presque complète du paulinisme, et d’autre part le besoin de s’unir pour mieux résister à l’hérésie gnostique et à la persécution impériale, eurent rendu la paix désirable et nécessaire aux deux partis, pétrinistes et pauliniens, comme d’instinct et avant de se tendre la main, firent paraître des écrits de conciliation, dans lesquels les divergences anciennes étaient atténuées, et les esprits adroitement sollicités à l’oubli du passé et aux concessions indispensables. Les publications de ces temps primitifs comprenaient en conséquence, c’est toujours Baur qui l’affirme, trois classes d’écrits : ceux du parti pétriniste, ceux du parti paulinien, et ceux du tiers parti ou parti de fusion et de conciliation. L’essentiel, quand on désire connaître avec quelque certitude la provenance et la date d’un écrit chrétien des premiers siècles, sera donc d’examiner à quelle tendance il appartient. S’il a manifestement pour but la justification d’un des deux partis et la condamnation de l’autre, il appartient sûrement à la période aiguë, remonte par conséquent au I er siècle, et a, suivant le cas, pour auteur un pétriniste ou un paulinien. S’il présente des traces certaines de l’esprit de conciliation, il est à n’en pas douter de la période d’apaisement, c’est-à-dire du IIe siècle, et il a été composé ou retouché par un écrivain du tiers parti. Si enfin il demeure complètement étranger à la querelle qui a rempli tout le premier âge, c’est qu’il est postérieur à cet âge, et ne saurait par conséquent remonter au delà

du ii « siècle. Tel est le procédé nouveau imaginé par Baur pour résoudre les graves problèmes que présentent la formation du canon du Nouveau Testament et l’origine même du christianisme.

En faisant usage de son critérium, si justement nommé « critique de tendance », le chef de l’école de Tubingue arrive aux résultats suivants : 1° Parmi les écrits canoniques, les quatre grandes Épîtres de saint Paul, aux Corinthiens (deux), aux Romains et aux Galates, sont des manifestes antipétrinistes ; l’Apocalypse est un pamphlet antipaulinien. Parmi les écrits apocryphes, les Évangiles dits des Hébreux, de Pierre, des Ébionites, des Egyptiens, ressemblent par l’inspiration à l’Apocalypse. Ce sont les plus anciens documents du christianisme, tous du I er siècle. — 2° Parmi les autres Épîtres attribuées par le canon aux Apôtres, celles aux Éphésiens, aux Colossiens, aux Philippiens, ne sont pas assez anti-pétrinistes pour être sûrement de saint Paul ; celles de saint Pierre et de saint Jacques sont trop peu judaïsantes pour être l’oeuvre de l’un quelconque des Douze, autant d’écrits d’authenticité plus que suspecte et de date incertaine. — 3° Les Épîtres pastorales combattent les doctrines de Marcion, et l’enseignement de Paul y est émoussé et attiédi. Quant au livre des Actes des Apôtres, il est plus manifestement encore l’œuvre de l’école de conciliation. « C’est là qu’on voit le mieux apparaître la tendance catholique de concilier Pierre et Paul, de tenir la balance égale entre les deux partis opposés, et de mettre fin à tous les conflits. » Ces écrits sont du IIe siècle. — 4° Nos Évangiles ne sont ni authentiques ni même très anciens, au moins sous leur forme actuelle : celui de saint Matthieu est l’Évangile des Hébreux, le plus ancien manifeste du parti pétriniste, remanié dans une intention pacifique ; celui de saint Luc est l’Évangile paulinien de Marcion, arrangé et modifié dans un but de conciliation. Ils sont donc tous les deux de la période d’apaisement, du ne siècle. Celui de saint Marc garde, dans les questions discutées par saint Matthieu et par saint Luc, une neutralité parfaite. C’est une simple abréviation des deux précédents, sans grande valeur au point de vue historique. Celui de saint Jean enfin est bien moins une histoire du Christ qu’un résumé de la théologie chrétienne du premier âge. L’orage est passé, oublié même.

3° Un professeur tel que Baur n’a pas seulement des lecteurs et des auditeurs, il forme des disciples. Parmi les élèves qui affluèrent à ses cours de toutes les provinces de l’Allemagne et de la Suisse, plusieurs manifestèrent de bonne heure le désir de travailler sous sa direction, dans le sillon même qu’il venait d’ouvrir. Une revue spéciale (les Theologische Jahrbûcher), fondée en 1842, servit d’organe à ces travailleurs, parmi lesquels prirent rang d’abord Edouard Zeller, le futur historien de la nouvelle école, et le Souabe Albert Schwegler († 1857) ; puis Planck, Reinhold Kôstlin, Albert Ritschl, et enfin Adolphe Hilgenfeld, Gustave Volkmar, Tobler, Keim, Holstein, etc. Dès les premiers jours, la discorde éclata : le critérium du maître fut discuté, ses conclusions furent contestées. Les efforts qu’il fit pour ramener la paix ne réussirent qu’à augmenter la confusion, qui fut, pour ainsi dire, portée à son comble par la publication de la Kirchengeschichte, destinée cependant, dans sa pensée, à produire la conciliation et l’union. La plupart se retirèrent. Les Theologische Jahrbûcher cessèrent de paraître en 1 857. La solitude se fit autour du maître vieilli ; quand il mourut, en 1860, son école ne subsistait déjà plus.

Mais, en abandonnant les théories de Christian Baur, la plupart des Tubingiens restèrent fidèles à son esprit. Tout ce que l’Allemagne protestante compte aujourd’hui encore d’exégètes aventureux se rattache par un lien étroit à l’école de Tubiugue. Le vieux maître a appris à ses contemporains à traiter avec une liberté effrénée les écrits du Nouveau Testament. C’est par ! à surtout qu’il a continué, même après l’oubli de ses œuvres et l’abandon