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les objets de nos connoissances. Ordre essentiel, immuable & nécessaire comme l’essence même de ces objets : ordre qui doit conséquemment régner dans les jugemens que nous en portons. L’Etre suprême doit concevoir le premier rang dans notre estime, dans notre amour, dans notre attachement, & l’esprit doit avoir la préférence sur le corps ; & si ces deux êtres se trouvent réunis, il faut que le corps soit soumis à l’esprit comme à son supérieur naturel. Ordre essentiellement juste, puisqu’il établit chaque être dans son rang essentiel ; ordre par conséquent éternel, absolu, immuable. Nous avons donc dans la morale un point fixe, où il faut tout rapporter, l’ordre essentiel que nous appercevons entre les trois divers objets de nos connoissances, Dieu, l’esprit & le corps. C’est la première règle.

☞ La seconde est l’ordre naturel, c’est à-dire, ce bel ordre que Dieu a établi entre les hommes.

☞ Il y a dans tous les cœurs un sentiment général d’humanité, indépendant de l’éducation, de l’opinion, de toutes les institutions arbitraires des hommes. Nous sentons profondément, sur-tout dans nos besoins, ou dan les leurs que nous ne pouvons nous empêcher de les reconnoître pour frères. Ce n’est point une leçon que nous ayons apprise des Philosophes, ni une loi que nous ayons reçue des législateurs. Avant qu’il y eut des Philosophe, il y avoit des hommes, & avant qu’il y eut ses législateurs, il y avoit une loi d’humanité, un sentiment naturel & intime qui nous unissoit tous. Homo sum, humani nihil a me alienum puto. Je suis homme, je ne puis regarder ni la personne d’un autre homme, ni ses intérêts comme étrangers. Maxime gravée en caractères ineffaçables dans le cœur de tous les hommes par l’Auteur même de la nature. De même donc qu’il y a dans nos esprits un ordre de sentimens qui est la règle de nos devoirs essentiels par rapport aux trois genres d’êtres que nous connoissons selon les differens degrés de perfection, il y a aussi dans nos cœurs un ordre de sentimens qui est la règle de nos devoirs naturels par rapport aux autres hommes, selon les divers degrés d’union & d’affinité que nous avons avec eux. Voyez encore Humanité & les articles relatifs.

☞ Ces premiers sentimens de la nature sont souvent combattus par les passions qui tendent au renversement de l’ordre & à la destruction de l’homme. Il falloit donc un frein pour en arrêter la licence. Il falloit armer les droits de l’ordre essentiel & de l’ordre naturel contre leurs attaques. C’est ce qu’on a exécuté en leur opposant la barrière de l’ordre civil & politique ; autre règle beau dans les mœurs.

☞ On découvre par-tout une étonnante inégalité dans les conditions humaines ; les unes immédiatement ordonnées par la Providence, des grands & des petits, des riches & des pauvres, tels uniquement par le sort de leur naissance : les autres établies par la prudence des législateurs pour maintenir chacun dans ses droits & dans ses devoirs : des Princes, des Magistrats, des Officiers de toute espèce, préposés par les lois, ceux-ci pour veiller, ceux-là pour commander, d’autres pour exécuter. C’est ce qu’on entend par ordre civil & politique.

☞ L’égalité géométrique ne pouvant subsister entre les hommes, ni pour les biens, ni pour les rangs, la raison, notre propre intérêt, celui de nos concitoyens nous dicte que pour nous rendre heureux, il faut nous contenter de cette espèce d’égalité morale qui consiste à maintenir chacun dans ses droits, dans son état héréditaire ou acquis, dans ses biens, ses possessions, dans sa liberté naturelle, mais aussi dans sa subordination nécessaire pour y maintenir les autres. C’est ainsi que les lois égalent tout le monde ; c’est le chef-d’œuvre de l’ordre civil & politique. Il remplace par l’équité des lois l’égalité des conditions. Il n’étoit pas possible de les mettre de niveau : il a trouvé une balance pour les mettre du moins dans une espèce d’équilibre. La subordination, la règle, la justice, la sureté publique, le repos des particuliers sont les avantages qui résultent de l’établissement des lois.

☞ Mais quel est le ressort secret qui maintient si constamment cet ordre dans tous les états, qui les conserve entre eux dans cet équilibre, qui tient chaque peuple attaché au lieu de sa naissance, quoique souvent très mal partagé des biens de la vie, à sa forme de gouvernement, quoique souvent très-dur ; à ses lois, à ses coutumes, quoique souvent très-incommodes ? pour produire tous ces miracles de constance, il ne falloit pas moins que l’amour de la patrie, amour aussi naturel que l’amour de nous même & de nos parens ; qui réunit tous les motifs divins & humains pour nous lier inséparablement sous les idées les plus touchantes : les Rois à leurs peuples, comme à leurs enfans ; les peuples à leurs Rois, comme à leurs pères ; les peuples entre eux, comme les enfans d’une même famille.

☞ Concluons donc que comme il y a un ordre d’idées éternelles qui doit régler les jugemens que nous portons des objets considérés en eux mêmes, par leur mérite absolu, & un ordre de sentimens naturels qui doit régler nos affections pour les autres hommes, par la raison du sang qui nous unit ensemble dans une source commune ; il y a aussi un certain ordre d’égards civils qui doit régler nos devoirs extérieurs par le mérite du rang, de la condition ou de la place des personnes avec qui nous avons à vivre ou à traiter dans le monde.

☞ Cela supposé, en quoi consiste le beau dans les mœurs ? Combien y en a-t-il de sortes ? Quel est en particulier le caractère qui les distingue ; & en général, quelle est la forme précise du beau dans les mœurs ?

☞ Le beau dans les mœurs consiste dans une constante, pleine & entière conformité du cœur avec toutes les espèces d’ordres dont on vient de parler. Il y a trois espèces d’ordres, un ordre essentiel, un ordre naturel, un ordre civil : d’où résultent trois espèces de beau moral. Beau moral essentiel, conformité de cœur avec l’ordre essentiel, qui est la loi universelle de toutes les intelligences : beau moral naturel, conformité du cœur avec l’ordre naturel qui est la loi générale de toute la nature humaine : beau moral civil, conformité du cœur avec l’ordre civil qui est la loi commune de tous les peuples réunis dans une même forme de cité ou d’état.

☞ Dans l’ordre moral, comme dans l’ordre physique, c’est toujours une espèce d’unité qui est la forme essentielle du beau, c’est-à-dire, de ce qui dans les mœurs, dans les sentimens, dans les manières, dans les procédés constitue le vrai honnête, le vrai décent, le vrai gracieux, la vraie beauté morale de l’homme.

☞ On peut considérer l’homme seul, ou en société. Par-tout il doit avoir des mœurs. Seul, il a à vivre avec Dieu & avec lui-même ; il a un maître à contenter, des passions à gouverner. Que la raison commande à l’ame, que l’ame reçoive la loi, & la donne au corps, que le corps obéisse sans murmure, au moins, sans révolte. Par ce moyen la subordination se trouve établie dans toutes les facultés de l’homme, dans ses affections, dans ses sentimens. La subordination y met l’accord, l’accord la décence ; & le tout ensemble se trouve ainsi réduit à une espèce d’unité où rien ne se contredit, ou rien ne se dément. Régner sur soi-même sous l’empire de la raison éternelle qui est une, & qui rend tout un, voilà dans les mœurs de l’homme considéré seul, ce qu’on doit appeler grand, noble, sublime, beau.

☞ Placé dans la société, l’homme n’est estimable qu’autant que ses discours sont toujours d’accord avec sa pensée, sa conduite avec ses maximes, ses maximes avec le bon sens, son air & ses manières avec son état, avec sa naissance, avec son âge, avec la place qu’il tient dans le monde. Tout y plaît, parce que tout y convient, tout y est un. Par la raison des contraires nous ne sentons que du mépris à la vue d’un homme qui paroît toujours en opposition, en contraste avec lui-même, qui présente deux hommes sous la même tête, & toujours deux hommes qui ne conviennent pas ; un air de cavalier dans un homme d’église, un air de soldat dans un homme de robe, un air de Magistrat dans un homme d’épée, un air de village dans un courtisan, un air de cour dans un anachorète, un air de Caton dans un jeune homme, un air de petit-maitre dans un vieillard, en un mot un air de masque sur un visage. Assortiment bizarre qui fait le ridicule, diamétralement opposé au beau dans les mœurs. Il n’est peut-être pas impossible