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Le garçon dut sortir avec cette garantie peu rassurante ; alors Swiveller tira de sa poche un carnet tout graisseux et y traça une marque.

« C’est sans doute pour vous rappeler le traiteur, dit Trent en ricanant, dans le cas où vous pourriez l’oublier par mégarde ?

— Non, Fred, répondit gravement Richard en continuant d’écrire comme un homme très-affairé ; ce n’est pas tout à fait cela. Je note dans ce petit livre les noms des rues où il m’est interdit de passer, tant que les boutiques en sont ouvertes. Notre dîner d’aujourd’hui me ferme Long-Acre. La semaine dernière, j’ai acheté une paire de bottes dans Great-Queen-Street, et je ne puis plus aller par là. Maintenant, si je veux me rendre au Strand, il n’y a plus pour moi qu’un chemin, et encore faudra-t-il que je me le ferme en y achetant ce soir une paire de gants. Toutes les issues sont si bien bouchées que si, d’ici à un mois, ma tante ne m’envoie de l’argent, je serai forcé d’aller m’établir à trois ou quatre milles de Londres pour pouvoir circuler avec sécurité.

— Mais ne craignez-vous pas qu’à la longue elle ne se fatigue ?

— J’espère que non ; cependant le nombre de lettres que j’ai à lui écrire d’ordinaire pour l’attendrir est de six, et cette fois nous ne lui en avons pas envoyé moins de huit sans obtenir aucun effet. Demain matin, je lui écrirai de nouveau. Je compte faire beaucoup de pâtés et arroser ma lettre de larmes que je verserai du flacon à l’essence de poivre pour leur donner un air plus sombre et plus pénitent. « Ma chère tante, je suis dans un état d’esprit tel, que je sais à peine ce que j’écris. — Un pâté. — Si vous pouviez me voir en ce moment versant des pleurs amers sur les fautes de mon passé !… — Poivrière. — Quand j’y pense, ma main tremble… » — Encore un pâté. — Ma foi, si cela ne produit rien, tout est fini. »

En parlant ainsi, Swiveller avait achevé de tracer sa note ; il replaça le crayon dans son petit étui et ferma le carnet d’un air parfaitement calme et sérieux. Frédéric songea alors qu’il avait un engagement qui l’appelait dehors, et laissa Richard en compagnie du vin rosé et de ses méditations sur miss Sophie Wackles.

« C’est un peu subit, se dit Richard, secouant la tête avec un regard profond et jetant en désordre des lambeaux de poésies à