Page:Dickens - Magasin d Antiquités, trad Des Essarts, Hachette, 1876, tome 1.djvu/65

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jours au pluriel, dans la conversation, sa chambre unique. Lorsque cette chambre était vacante, le marchand de tabac l’avait annoncée sur son volet sous le titre pompeux « d’appartements pour une seule personne ; » et Swiveller, fidèle à cette idée, n’avait jamais manqué de dire : « Mes chambres, mes appartements, mes salons, » ouvrant un espace illimité à l’imagination de ses auditeurs et la faisant s’égarer à son gré dans une longue suite de vastes salons, pour peu que cela lui fît plaisir.

Dans ce débordement de son esprit inventif, Swiveller s’appuyait sur un meuble équivoque. C’était en apparence un corps de bibliothèque, en réalité une couchette qui occupait dans la chambre une place en évidence et semblait pouvoir défier tout soupçon et tromper tout examen. Bien certainement, pendant le jour, Swiveller aurait juré que c’était une bibliothèque et pas autre chose ; il oubliait volontiers qu’il y eût un lit là-dessous, niait catégoriquement l’existence des couvertures et chassait dédaigneusement les traversins de sa pensée. Pas un mot, même avec ses amis les plus intimes, sur l’usage réel de ce meuble, pas le moindre aveu sur son service de nuit, pas une allusion à ses propriétés particulières. Une foi implicite dans cette déception, tel était le premier article de son symbole. Pour être l’ami de Swiveller, il fallait rejeter toute preuve évidente, toute raison, toute observation, et croire aveuglément à son corps de bibliothèque. C’était son faible, sa manie, et il y tenait.

« Fred, reprit Swiveller, s’apercevant que sa citation poétique n’avait produit aucun effet ; passez-moi le vin rosé. »

Le jeune Trent poussa de son côté le verre avec un mouvement d’impatience, et retomba dans l’attitude chagrine d’où on l’avait tiré contre son gré.

« Mon cher Fred, dit son ami, tout en remuant le mélange liquide, je veux vous donner un petit avis approprié à la circonstance. Voici le mois de mai qui…

— Au diable ! interrompit l’autre, vous m’excédez, vous me tuez avec votre babil. Comment pouvez-vous être gai dans l’état où nous sommes ?

— Eh ! quoi, monsieur Trent ! répliqua Dick, il y a un proverbe qui dit que gaieté n’empêche pas sagesse. Il existe des gens qui peuvent être gais sans pouvoir être sages, d’autres qui peuvent être sages (ou pensent pouvoir l’être) et qui ne sau-