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cause imprévue. Si vous pouviez vous faire écraser en route, madame, pas bien fort, seulement un petit peu, ce serait tant mieux. »

Prononçant avec un grand sérieux ces paroles bienveillantes, M. Swiveller s’assit dans le fauteuil des clients et s’y abandonna à ses réflexions. Puis il fit quelques tours en long et en large et revint au fauteuil.

« Je suis donc le clerc de Brass ! dit-il. Le clerc de Brass, moi. Et aussi le clerc de la sœur de Brass, clerc d’un dragon femelle ! Parfait, parfait ! Qu’est-ce que je serai après ? Serai-je un forçat avec un chapeau de feutre et un vêtement gris, courant le long d’un dock avec mon numéro bien brodé sur mon uniforme, et l’ordre de la Jarretière à ma jambe, avec un foulard attaché sur la cheville du pied pour la garantir contre les écorchures ? Est-ce là ce que je serai ? À moins que ce ne soit un sort trop distingué. Mais c’est égal, il faut toujours commencer par faire ce qui vous passe par la tête. »

Comme il était parfaitement seul, nous devons présumer que M. Swiveller adressait ces réflexions soit à lui-même, soit à son sort ou à sa destinée ; le sort et la destinée que les demi-dieux d’Homère ont l’habitude d’accuser, comme vous savez, avec aigreur et de poursuivre de leurs sarcasmes lorsqu’ils se trouvent dans des situations désagréables. Il est même probable que M. Swiveller avait en cela l’intention d’imiter les demi-dieux de l’Iliade, car il adressait comme eux sa tirade au plafond, image du ciel que le sort et la destinée, ces personnages immatériels, sont censés habiter, excepté pourtant au théâtre, où ils se tiennent dans la région du lustre.

Après un silence pensif, M. Swiveller reprit ainsi, en énumérant l’une après l’autre, sur ses doigts, les diverses circonstances :

« Quilp m’offre cette place et me dit qu’il peut me l’assurer. J’aurais gagé tout ce qu’on aurait voulu que Fred n’entendrait pas de cette oreille-là ; et c’est lui qui, à mon profond étonnement, pousse Quilp et me presse d’accepter… Fatalité numéro un. Ma tante de province me coupe les vivres, elle m’écrit une lettre affectueuse pour m’annoncer qu’elle a fait un testament nouveau, et qu’elle m’y déshérite… Fatalité numéro deux. Plus d’argent, pas de crédit, rien à attendre de Fred qui semble avoir tourné tout d’un coup ; ordre de quitter mon ancien apparte-