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se penchant au pied de ce même tombeau, pria l’enfant de lui lire l’inscription gravée sur la pierre. Nelly s’empressa de le faire. La vieille femme la remercia et lui dit que depuis longues, longues années, elle savait par cœur ces paroles, mais qu’elle ne pouvait plus les voir.

« Étiez-vous sa mère ? demanda Nelly.

— J’étais sa femme, mon cher enfant. »

Elle, la femme d’un jeune homme de vingt-trois ans ! … Il est vrai qu’il y avait cinquante-cinq ans de cela.

« Vous êtes étonnée de ce que je vous dis là, continua la vieille femme en branlant la tête. Ah ! vous n’êtes pas la première. Des gens plus âgés en ont été surpris aussi avant vous. Oui, j’étais sa femme. La mort ne nous change pas plus que ne le fait la vie.

— Venez-vous souvent ici ?

— Je viens très-souvent m’y asseoir pendant l’été. J’y venais autrefois gémir et pleurer, mais il y a bien longtemps, Dieu merci. »

Après un instant de silence, la vieille femme reprit ainsi la parole :

« Je cueille ici les pâquerettes à mesure qu’elles poussent et je les rapporte à mon logis. Je n’aime rien tant que ces fleurs, et depuis cinquante-cinq ans je n’en ai pas eu d’autres. C’est un long temps, et voilà que je me fais bien vieille ! … »

S’étendant alors avec complaisance, quoique son auditoire ne se composât que d’une enfant, sur son thème favori qui était nouveau pour celle qui l’écoutait, elle lui raconta combien elle avait pleuré et gémi ; combien elle avait invoqué la mort quand ce malheur l’avait frappée ; et comment, lorsqu’elle était venue pour la première fois en ce lieu, toute jeune encore, toute remplie d’amour et de douleur, elle avait espéré que son cœur allait se briser. Mais le temps avait marché ; et bien que la veuve continuât d’être affligée lorsqu’elle visitait le cimetière, elle trouvait cependant la force de s’y rendre ; et enfin il était arrivé que ces visites, au lieu d’être une peine pour elle, étaient devenues un plaisir sérieux, un devoir qu’elle avait fini par aimer. Et maintenant que cinquante-cinq années s’étaient écoulées, elle parlait de son mari décédé comme s’il avait été son fils ou son petit-fils, avec une sorte de pitié pour sa jeunesse qu’elle comparait à sa propre vieillesse, avec de l’admiration pour sa force et sa beauté mâle qu’elle comparait à sa propre faiblesse, à sa