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grosse montre qui crevait presque son pantalon. Il n’y avait pas un filou dans tout Londres qui n’eût pas tiré à cette chaîne ; mais la chaîne ne voulait jamais se casser et la montre ne voulait pas sortir. Ainsi ils se fatiguaient bien vite de traîner un gros homme comme ça sur le pavé, et l’autre s’en retournait chez lui, et il riait tant que sa queue de rat se trémoussait comme le pendule d’un vieux coucou. À la fin, un jour, il roulait tranquillement ; vlà qu’il voit un filou qu’il connaissait de vue, bras dessus, bras dessous avec un petit moutard qui avait une très-grosse tête. — En voilà une farce, que le vieux gentleman se dit en lui-même : ils vont s’essayer encore un coup, mais ça ne prendra pas. Ainsi il commence à ricaner bien joyeusement, quand tout d’un coup le petit garçon quitte le bras du filou et se jette la tête la première droit dans l’estomac du vieux gentleman, si fort qu’il le fait doubler en deux par la douleur. Il se met à crier oh là ! là ! mais le filou lui dit tout bas à l’oreille : Le tour est fait, monsieur, et quand il se redresse la montre et la chaîne avaient fichu le camp, et ce qu’il y a de plus pire, la digestion du vieux gentleman a toujours été embrouillée après ça, pour tout le reste de sa vie naturelle. — Ainsi faites attention à vous, mon jeune gaillard, et prenez garde que vous ne deveniez pas trop gras. »

Lorsque Sam eut conclu ce récit moral, dont le gros joufflu parut fort affecté, nos trois personnages se rendirent dans la cuisine.

C’était une vaste pièce où se trouvait rassemblée toute la famille, suivant la coutume annuellement observée, depuis un temps immémorial, par les ancêtres de M. Wardle. Il venait de suspendre de ses propres mains, au milieu du plafond, une énorme branche de gui[1], qui donna instantanément naissance à une scène délicieuse de luttes et de confusion. Au milieu du désordre, M. Pickwick, avec une galanterie qui aurait fait honneur à un descendant de lady Tollimglower elle-même, prit la vieille lady par la main, la conduisit sous l’arbuste mystique, et l’embrassa avec courtoisie et décorum. La vieille dame se soumit à cet acte de politesse avec la dignité qui convenait à une solennité si importante et si sérieuse ; mais les jeunes ladies, n’étant point aussi profondément imbues d’une

  1. Aux fêtes de Noël, on a coutume de suspendre une branche de houx dans la salle de réunion, et quiconque peut entraîner une dame sous la branche a le droit de l’embrasser.