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scène, en entrant pour la première fois dans la vieille prison de la Marshalsea ; car le désespoir vient rarement avec les premières atteintes de l’infortune. Le nouveau prisonnier se confie aux amis qu’il n’a pas éprouvés encore ; il se rappelle les nombreuses offres de services qui lui ont été faites, lorsqu’il n’en avait pas besoin ; dans son inexpérience heureuse, il conserve l’espérance, fleur salutaire, que le premier vent de l’adversité fait courber à peine, qui se redresse et fleurit de nouveau pendant quelque temps, et qui peu à peu se fane et se dessèche sous l’influence des désappointements et de l’oubli. Alors les yeux se creusent et deviennent hagards ; les joues pâles et maigres se collent sur les os ; le manque d’air et d’exercice, la faim plus terrible encore, détruisent le prisonnier. À l’époque dont nous parlons, on pouvait dire, sans aucune métaphore, que les pauvres débiteurs pourrissaient dans la prison, sans aucun espoir d’en sortir vivants. De semblables atrocités n’existent plus au même degré, mais il en reste encore suffisamment pour enfanter des misères qui font saigner le cœur.

Il y a trente ans environ, une jeune femme, avec son enfant, se présentait de jour en jour à la porte de la prison, dès que le soleil paraissait et avec autant de régularité que lui. Elle venait pour voir son mari, emprisonné pour dettes ; souvent, après une nuit inquiète et sans sommeil, elle arrivait à cette porte une heure trop tôt, et alors, s’en retournant d’un air doux et résigné, elle menait son enfant sur le vieux pont, l’élevait dans ses bras sur le parapet, et lui montrait, pour le distraire, la Tamise étincelante sous les rayons du soleil levant, et déjà animée par mille préparatifs de travail et de plaisir. Mais bientôt elle remettait l’enfant par terre et se prenait à pleurer amèrement, car nulle expression d’amusement ou d’intérêt n’était venu éclairer le visage pâle et amaigri qu’elle aimait tant à contempler. Hélas ! ce pauvre enfant ne comptait que des souvenirs d’une seule espèce, souvenirs qui se rattachaient à la pauvreté, aux malheurs de ses parents. Durant de longues heures, il restait assis sur les genoux de sa mère, et considérait avec une sympathie enfantine les larmes qui coulaient le long de ses joues ; puis il se traînait silencieusement dans un coin sombre, où il s’endormait en pleurant. Les pénibles réalités du monde, avec ses plus dures privations, la faim, la soif, le froid, tous les besoins, étaient à demeure dans sa maison, depuis les premières lueurs de son intelli-