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famille, et elle tenait à ne pas perdre la faveur que Fanny venait de lui rendre d’une façon inattendue. Elle ne pouvait approuver, mais elle garda le silence. Fanny savait très-bien à quoi elle pensait : elle le savait si bien qu’elle ne tarda pas à le lui demander.

« As-tu l’intention d’encourager M. Sparkler, Fanny ? demanda la petite Dorrit en réponse.

— Encourager, ma chère ? répliqua la sœur avec un sourire dédaigneux. Cela dépend de ce que tu entends par encourager. Non, je n’ai pas l’intention de l’encourager. Mais je veux en faire mon esclave. »

La petite Dorrit lança à sa sœur un regard sérieux et inquiet ; mais Mlle Fanny ne s’intimidait pas pour si peu. Elle ferma son éventail noir et or et s’en servit pour donner une petite tape sur le nez de sa sœur, de l’air d’une fière beauté qui s’amuse à instruire une humble compagne.

« Je vais le faire courir et rapporter comme un chien de chasse, ma chère, et il faut qu’il devienne mon vassal. Et si je ne parviens pas aussi à humilier sa mère, ce ne sera pas ma faute.

— As-tu bien réfléchi… chère Fanny (ne te fâche pas, nous sommes si bonnes amies maintenant…) où cela peut te mener ?

— Je n’y ai pas encore songé, ma chère, répondit Fanny d’un ton de suprême indifférence ; nous verrons. En attendant, telles sont mes intentions. Et il m’a fallu si longtemps pour te les expliquer que nous voici arrivées. Et voilà la gondole du jeune Sparkler qui stationne devant notre porte, où il demande si la famille est visible… Par le plus pur des hasards, naturellement ! »

En effet l’amoureux était là, debout devant sa gondole, une carte de visite à la main, feignant d’adresser à un domestique son hypocrite question. Grâce à ce concours de circonstances, le jeune homme, l’instant d’après, se présenta devant les deux demoiselles dans une pose que l’antiquité n’eût pas regardée comme d’un bon augure pour le succès de sa passion ; car les bateliers des jeunes filles, ayant été fort ennuyés par la poursuite de M. Sparkler, ménagèrent une si douce collision entre leur barque et celle de ce gentlemen qu’il fut renversé par la base comme une grande quille et exhiba les semelles de ses bottes à l’objet de sa flamme, tandis que le reste de son individu se débattait au fond du bateau dans les bras d’un de ses gondoliers.

Cependant Mlle Fanny ayant demandé avec beaucoup d’intérêt si le monsieur ne s’était pas fait mal, M. Sparkler se redressa plus promptement qu’on n’aurait pu s’y attendre et bégaya en rougissant « Pas le moins du monde. » Mlle Fanny ne se rappelant pas avoir jamais rencontré ce jeune homme, continuait son chemin après avoir répondu par un salut assez hautain, lorsque M. Sparkler s’avança et se nomma. Même alors, elle ne put parvenir à se rappeler où elle avait entendu ce nom et il fallut que M. Sparkler lui expliquât qu’il avait eu l’honneur de la rencontrer à Martigny.