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brouillard qui les enveloppe d’ordinaire. Les spirales de fumée qui s’échappaient encore de quelques rares cheminées, perdaient leur teinte fuligineuse pour se dorer aux derniers rayons du jour. Les splendeurs d’un magnifique coucher de soleil illuminaient encore les légères draperies de nuages qui flottaient paisiblement dans l’horizon lointain. De grands jets de clarté, partis d’un centre radieux pour parcourir le firmament dans toute son étendue, faisaient pâlir les premières étoiles, pareilles aux promesses divines de cette nouvelle alliance de paix et d’espoir qui a transformé en auréole la couronne d’épines.

Moins remarquée, maintenant qu’elle n’était plus seule et qu’il faisait moins clair, Mme  Clennam se pressa aux côtés de la petite Dorrit sans que personne songeât à la molester. Quittant le carrefour pour s’engager dans la même ruelle qu’elle avait prise pour remonter vers le pont, elle s’avança par des rues de traverse désertes et silencieuses. Elles allaient franchir le seuil de la porte cochère de la maison, lorsqu’un grand bruit, pareil à un éclat de tonnerre, les arrêta.

« Quel est ce bruit ? Rentrons bien vite, » s’écria Mme  Clennam.

Elles se trouvaient sur le pas de la porte. La petite Dorrit, laissant échapper un cri de terreur, retint sa compagne.

Un instant elles aperçurent devant elles la vieille maison où Rigaud, une cigarette à la bouche, prenait toujours ses aises, étendu sur le rebord de la croisée ; l’instant d’après, on entendit comme un autre coup de tonnerre, et la maison se souleva, se gonfla, s’ouvrit en cinquante endroits, s’effondra et s’affaissa sur elle-même.

Assourdies par le bruit, étouffées, suffoquées, aveuglées par la poussière, les deux femmes se cachèrent le visage et se tinrent immobiles. Le tourbillon de poussière qui s’élevait entre elles et le ciel serein, se troua un instant et leur montra les étoiles. Tandis qu’elles levaient les yeux, appelant au secours d’une voix effarée, la lourde souche de cheminées, restée debout comme une tour au milieu d’un ouragan, vacilla, se rompit et tomba en une grêle de pierres sur les ruines de la vieille maison, comme si chaque moellon qui s’écroulait eût voulu enterrer plus profondément encore le misérable écrasé sous ses débris.

Noircies par les flots de suie et de poussière qui les couvraient, elles regagnèrent la rue en poussant des cris d’alarme et de terreur. Mme  Clennam tomba alors sur le pavé et, à partir de ce jour, elle n’eut plus la force de lever un doigt, ni de prononcer une seule parole. Pendant plus de trois ans, elle resta couchée dans son fauteuil à roulettes, regardant avec attention ceux qui l’entouraient et paraissant comprendre ce qu’on disait ; mais le silence qu’elle avait longtemps gardé d’elle-même avec tant d’opiniâtreté, il ne fut plus en son pouvoir de le rompre. Elle remuait encore les yeux et exprimait un oui ou un non par un geste de tête presque imperceptible, mais du reste, elle vécut et mourut comme une statue.