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— Il ne connaît pas tout.

— Il connaît tout ce qu’il tient à connaître, riposta M. Flintwinch d’un ton de mauvaise humeur.

— Il ne me connaît pas, moi.

— Ah çà ! est-ce que vous vous figurez qu’il se soucie de vous connaître, femme pétrie d’orgueil que vous êtes ?

— Je vous répète, Flintwinch, que je veux parler. Je vous dis que, puisque les choses en sont arrivées là, je veux raconter moi-même comment tout s’est passé depuis le commencement jusqu’à la fin. Quoi donc ! N’aurais-je enduré, dans la solitude de cette chambre, tant de privations et une si longue captivité que pour me résigner après tout jusqu’à ne plus contempler mon image que dans un miroir comme celui-là ! Voyez-vous, entendez-vous cet homme ? Votre femme serait cent fois plus ingrate encore qu’elle ne l’est, et j’aurais mille fois moins d’espoir de l’engager à se taire, si l’on parvient à imposer silence à ce misérable, que je raconterais tout moi-même plutôt que d’endurer la souffrance d’en entendre le récit de sa bouche ! »

Rigaud recula un peu sa chaise, allongea les jambes et se tint, les bras croisés, en face de Mme Clennam.

« Vous ne savez pas ce que c’est, continua-t-elle en s’adressant à lui, que d’être élevé strictement et sévèrement. C’est ainsi que j’ai été élevée, moi. Ma jeunesse n’a pas été une jeunesse de gaieté frivole et de plaisirs coupables. J’ai grandi dans la retraite, la pénitence et la crainte. La corruption de nos cœurs, l’iniquité mondaine, la malédiction du péché originel, les terreurs qui nous entourent… tels furent les sujets de méditation offerts à ma jeunesse. Ce sont eux qui ont formé mon caractère et qui m’ont inspiré une sainte horreur du méchant. Lorsque le vieux M. Gilbert Clennam proposa à mon père de me donner pour époux son neveu orphelin, mon père m’assura que l’éducation de mon prétendu n’avait pas été moins stricte que la mienne. Il me dit qu’outre la discipline à laquelle il avait été soumis, il avait vécu dans une maison affamée, où la débauche et la dissipation étaient inconnues ; où chaque jour ramenait le même travail et les mêmes épreuves que la veille. Il ajouta que mon futur avait atteint l’âge d’homme longtemps avant que son oncle eût cessé de le traiter en enfant, et que, depuis qu’il était sorti de pension, la demeure de son oncle avait été pour lui un sanctuaire contre la contagion des profanes et des libertins. Il n’y avait pas un an que nous étions mariés, lorsque je découvris qu’à l’époque même où mon père me tenait ce langage, mon mari avait péché contre le Seigneur et m’avait outragée en me trahissant pour une créature coupable. Comment aurais-je pu douter que la Providence m’eût choisie pour châtier cette créature de perdition ? Devais-je oublier tout d’un coup… non pas mes propres griefs, car je n’étais qu’un instrument entre les mains du Seigneur… mais mon horreur du péché et la sainte guerre à laquelle on m’avait dressée contre l’impie ? »