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dame… ; mais, néanmoins, mes manières distinguées m’ont valu beaucoup de succès, comme professeur de langues, auprès de vos aimables compatriotes, qui sont plus raides qu’un monstre à balai les uns avec les autres, mais qui deviennent souples comme un gant avec un étranger d’un extérieur séduisant… J’ai donc eu l’honneur de faire votre connaissance, et d’observer deux ou trois petites circonstances… (M. Rigaud jeta un coup d’œil autour de la chambre et se mit à sourire) concernant cette honorable maison ; deux ou trois petites circonstances nécessaires pour me convaincre que j’avais bien le plaisir et l’avantage inestimable de parler à la dame que je cherchais. J’acquis cette conviction. Je donnai à notre cher Flintwinch ma parole d’honneur que je reviendrais un jour ou l’autre, et je me retirai avec grâce. »

Les traits de Mme Clennam demeuraient impassibles. Que M. Rigaud parlât ou se tût, il ne pouvait rien lire de plus que le même froncement de sourcils attentif, la même contraction sombre qui annonçait que la paralytique s’était préparée à cette entrevue.

« Je dis avec grâce, parce qu’il était gracieux de ma part de m’éloigner sans faire peur à la dame qui avait daigné me recevoir. Il est dans le caractère de Rigaud Blandois de montrer autant de grâce au moral qu’au physique. Et puis, ce n’était pas maladroit de ma part de vous laisser un peu inquiète, avec une petite épée de Damoclès suspendue sur votre tête impassible, sans vous indiquer le jour où vous deviez vous attendre à me revoir. Mais votre humble serviteur entend la politique ! Sacrebleu ! oui, madame, il entend la politique… Mais revenons à nos moutons. À la seconde entrevue, qui n’avait pas été fixée, j’eus donc l’honneur de me présenter encore chez vous. Là, je vous donnai à entendre que j’avais quelque chose à vendre qui pourrait bien, si vous ne vouliez pas en faire l’emplette, compromettre une dame pour laquelle je professe la plus haute estime. Je parlai en termes assez vagues. Je demandai, je crois, quelque chose comme mille livres sterling… Voulez-vous bien me dire si je me trompe ? »

Ainsi interpellée, Mme Clennam répondit, comme à contre-cœur :

« Oui, vous avez été jusqu’à demander mille livres sterling.

— Maintenant il m’en faut deux mille. Voilà ce que c’est que de lanterner… Mais trêve aux digressions… Nous ne sommes pas parvenus à tomber d’accord. Nous ne nous sommes pas entendus du tout. Je suis enjoué : l’enjouement fait partie de mon aimable caractère. Donc par pure plaisanterie, je me cache, je me déguise, je fais le mort. Je me figurais que madame donnerait la moitié de la somme demandée, rien que pour dissiper les soupçons que ma drôle d’idée faisait planer sur elle. Le hasard et les espions viennent déconcerter cette plaisanterie et gâter tout au moment peut-être… qui peut mieux le savoir que vous et Flintwinch ?… au moment même où la poire était mûre. C’est ce qui fait, madame, que vous me voyez ici pour la dernière fois. Songez-y ! pour la dernière fois. »