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pas plus honorable qu’on ne l’est d’ordinaire ? » me dit-elle. Je lui réponds : « Madame, je suis un gentilhomme à la vie et à la mort ; mais, pour ce qui est d’être honorable, je ne le suis pas plus que la plupart de mes semblables. J’aurais honte d’une pareille faiblesse. » Là-dessus elle est assez bonne pour me féliciter. « La seule différence qu’il y ait entre vous et les autres, me dit-elle, c’est que vous faites un aveu qu’ils se gardent bien de faire. » Car notre amie connaît le monde. J’accepte ces éloges avec galanterie et politesse. La politesse et la galanterie font partie de mon caractère. Alors elle me fait une proposition. Elle me dit qu’elle a vu que j’étais intime avec les Gowan ; que, pour le moment, je lui parais être le chat favori de la maison, l’ami de la famille ; que sa curiosité et ses chagrins lui inspirent le désir de connaître leurs mouvements, de savoir quelle genre d’existence ils mènent, comment la belle Gowana est aimée et le reste. Elle n’est pas riche, mais elle m’offre pour ma peine telle et telle petite récompense en échange des renseignements que je pourrais lui fournir, et moi, gracieusement… car il est dans mon caractère de ne rien faire qu’avec grâce… je consens à accepter ces récompenses… Que voulez-vous ? Ainsi va le monde. C’est la mode. »

Bien que Clennam lui eût tourné le dos et qu’il conservât cette position jusqu’à la fin de l’entretien, Rigaud continua à fixer sur son hôte ses yeux perçants trop rapprochés l’un de l’autre. Il reconnaissait évidemment, rien qu’au maintien de Clennam, tandis qu’il passait avec impudence d’un aveu à un autre, qu’il ne lui apprenait rien de nouveau.

« Pouh !… La belle Gowana ! ajouta-t-il en allumant une troisième cigarette et en expulsant une bouffée de tabac, comme s’il lui suffisait d’un souffle pour faire également disparaître la jolie femme en question : bien jolie, mais bien imprudente ! Elle a eu tort, la belle Gowana, de faire des cachotteries des lettres de ses anciens amoureux, dans sa cellule au haut de la montagne, pour que son mari ne les vît pas. Non, non, ce n’est pas bien. Pouh ! La Gowana s’est conduite là comme une enfant.

— Je voudrais bien, s’écria Clennam à haute et intelligible voix, que Pancks fût déjà revenu, car la présence de cet homme souille cette chambre.

— C’est possible, mais il triomphe ici comme partout ailleurs, répondit Rigaud d’un ton victorieux et en faisant encore claquer ses doigts. Il l’a toujours fait et il le fera toujours ! »

Puis, s’allongeant sur les trois seules chaises qui se trouvaient dans la chambre (outre celle qu’occupait Clennam), il se mit à chanter en se frappant sur la poitrine pour indiquer que c’était lui qui était le héros de la chanson :

Qu’est-c’ qui passe ici si tard,
Compagnons de la Marjolaine ?
Qu’est-c’ qui passe ici si tard,
Dessus le quai ?