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çait à éclairer, et vers lequel la fumée de quelques cheminées matinales et la voix des rares passants s’élevaient paisiblement aussi ; puis, songeant à l’immense cité, ils se dirent :

« Si les centaines, les milliers de gens ruinés qui dorment encore, connaissaient le malheur qui plane en ce moment sur eux, quel terrible concert de malédictions la seule âme du défunt soulèverait contre elle ! »

Le bruit de la mort du grand homme se répandit avec une rapidité fabuleuse. D’abord il se trouva qu’il avait succombé à toutes les maladies connues, sans compter une foule de maladies toutes fraîches sortant de chez le fabricant et n’ayant jamais servi, inventées avec la rapidité de l’éclair, pour les besoins du moment. Dès sa plus tendre enfance, il avait dissimulé une hydropisie ; il avait hérité de son grand-père une maladie des poumons ; depuis dix-huit ans, il subissait tous les matins une opération chirurgicale ; il était sujet à une explosion des principales veines de son individu, qui éclataient comme un feu d’artifice. Il avait quelque chose à la poitrine, il avait quelque chose au cœur, il avait quelque chose au cerveau. Cinq cents personnes qui s’étaient mises à table pour déjeuner, sans savoir que M. Merdle fût mort, se levèrent de table parfaitement convaincues qu’elles se rappelaient avoir entendu le savant docteur dire au millionnaire : « Vous devez vous attendre à vous éteindre un de ces quatre matins comme une chandelle, » et que le célèbre banquier avait répondu (toujours en leur présence) : « On ne meurt qu’une fois ! » Vers onze heures du matin, c’était décidément le quelque chose au cerveau qui obtenait une préférence marquée, et à midi, on savait de science certaine que c’était une vraie méningite.

Méningite fut tellement du goût du public et parut causer un contentement si général, qu’elle aurait pu aller jusqu’au lendemain matin, si à neuf heures et demie l’Honneur du barreau n’avait pas déclaré au palais ce qui en était. Vers une heure de l’après-midi, on commença à se raconter à l’oreille, dans tous les coins de Londres, que M. Merdle s’était donné la mort. Cependant la méningite, loin d’être détrônée par cette découverte, fut plus en faveur que jamais. Il n’y avait pas de rue où on ne fît dans les groupes un cours de morale à propos de méningite. Les gens qui avaient essayé de gagner beaucoup d’argent et qui n’y avaient pas réussi s’écriaient :

« Voilà ce que c’est que de ne songer qu’à faire fortune, on attrape une méningite ! »

Les paresseux voyaient aussi là-dedans une leçon qu’ils ne laissaient pas tomber par terre. « Voyez-vous ! disaient-ils, ce qu’on gagne à toujours travailler, travailler, travailler ! vous vous échinez, vous vous éreintez, crac ! la méningite vous empoigne, et vous voilà bien avancé ! »

Cette réflexion produisit surtout beaucoup d’effet sur une foule de jeunes commis et d’associés amateurs, qui ne s’étaient jamais exposés à mourir d’excès de travail. Ceux-là déclaraient d’un ac-