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il me semblait pâle à côté de M. Gowan, qui savait me traiter en égale et disséquer sans préjugé les misérables mannequins qui nous entouraient !

Ceci dura jusqu’au jour où la tante, ma maîtresse, prit sur elle de m’adresser des observations. Cela ne valait pas la peine d’en parler, me dit-elle ; elle savait que je n’y mettais aucune intention ; mais elle croyait devoir me faire remarquer, sachant qu’une simple remarque suffirait, qu’il vaudrait peut-être mieux rechercher un peu moins la société de M. Gowan.

Je lui demandai comment elle pouvait savoir si je n’y mettais pas d’intention. Elle pouvait toujours garantir, me dit-elle, que je n’avais aucune mauvaise intention. Je la remerciai en lui faisant observer que je préférais me servir de caution à moi-même. Peut-être ses autres domestiques seraient-elles heureuses d’obtenir de leur maîtresse un certificat de bonne vie et mœurs, mais, pour ma part, je croyais pouvoir m’en passer.

L’entretien continua ; je fus entraînée à lui demander pourquoi elle était si convaincue qu’il suffirait d’une simple observation de sa part pour que je m’empressasse d’obéir. Était-ce à cause du mystère de ma naissance, était-ce pour le salaire dont on payait mes soins ? Je ne m’étais pourtant pas vendue corps et âme. Milady croirait-elle par hasard que son neveu était allé à une foire d’esclaves pour y acheter sa femme ?

Il est probable que, tôt ou tard, nous en serions venues là ; mais ma maîtresse aima mieux brusquer les choses. Elle me dit, avec une pitié bien jouée, que j’avais un malheureux caractère. Ennuyée d’entendre toujours répéter cette méchante calomnie, je ne me contins plus ; je lui dis tout ce que je savais d’elle tout ce que j’avais compris, tout ce que j’avais souffert depuis que j’avais été assez méprisable pour accepter l’offre de son neveu. Je lui dis que M. Gowan était le seul qui m’eût apporté quelque soulagement dans l’état de dégradation que j’avais subi trop longtemps et dont je sortais trop tard ; mais que je ne les reverrais plus.

En effet, ils ne m’ont plus revue.

Votre cher ami me suivit dans ma retraite et s’égaya beaucoup au sujet de cette rupture, bien qu’il fût désolé de la triste position où je laissais ces bonnes gens (les meilleurs qu’il eût jamais rencontrés), et qu’il regrettât la cruelle nécessité qui m’obligeait à mettre à la torture de pareils innocents. Il ne tarda pas à me jurer (et il disait vrai : je ne le croyais pas alors) qu’il ne méritait pas d’être agréé par une femme douée d’aussi grands talents et d’une telle force de caractère ; mais… Enfin !…

Votre cher ami m’amusa et s’amusa lui-même aussi longtemps que bon lui sembla ; puis il finit par me rappeler que nous étions tous les deux des gens du monde, que nous comprenions la vie, que nous savions bien que les romans sont des plaisanteries qui ne doivent pas durer éternellement, que nous étions trop sensés l’un et l’autre pour ne pas chercher fortune chacun de notre côté ; bien