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tourna deux fois sa tête vers elle, puis jeta les yeux autour de lui comme s’il était en proie à une association d’idées si frappante qu’il avait besoin du témoignage de ses sens pour être sûr de ne pas se trouver encore dans la vieille chambre de la Maréchaussée. Chaque fois, il porta la main à sa tête comme s’il cherchait la calotte de velours noir, bien que cette coiffure, ignominieusement abandonnée à quelque détenu, n’eût pas encore reconquis sa liberté et continuât à voltiger dans les préaux sur la tête de son nouveau propriétaire.

Il mangea fort peu, mais il resta assez longtemps à table et fit encore plus d’une allusion au triste état de son frère. Tout en lui témoignant beaucoup de pitié, il s’exprima avec une certaine amertume. Il dit que ce pauvre Frédéric… ah !… hem !… radotait… oui, il n’y avait pas d’autre mot pour exprimer cela : il radotait. Pauvre garçon ! On ne pouvait songer sans tristesse à tout ce qu’Amy avait dû avoir à souffrir de l’extrême ennui d’une pareille société… bavardant et jacassant, pauvre cher homme, bavardant et jacassant sans suite… Heureusement elle avait eu, pour se dédommager, Mme  Général. Il était désolé, répéta-t-il avec la même satisfaction qu’auparavant, que cette… hem !… femme supérieure fût indisposée.

La petite Dorrit, grâce à son affection vigilante, se serait souvenue des paroles et des actions les plus insignifiantes de son père, quand même elle n’aurait eu dans la suite aucun motif pour se rappeler les moindres événements de cette soirée. Elle n’oublia jamais que, lorsqu’il regardait autour de lui sous la puissante influence des souvenirs d’autrefois, il semblait chercher à les effacer de la mémoire de sa fille et de sa propre mémoire, en appuyant sur les immenses richesses et la société distinguée dont il s’était vu entouré pendant son séjour à Londres et sur la position élevée que lui et sa famille avaient à maintenir. Elle ne manqua pas non plus de se rappeler qu’il y avait, ce soir-là, deux courants sous-marins et parallèles qui dirigeaient les discours et les actions de son père ; l’un n’avait d’autre but que de lui faire voir avec quelle facilité il avait pu se passer d’elle ; l’autre de se plaindre d’elle par pur caprice, et sans raison apparente, comme s’il l’eût accusée de l’avoir négligé pendant son absence.

Sa description de la grandeur de M. Merdle et de la cour qui s’inclinait devant ce nouveau monarque amena naturellement M. Dorrit à parler de Mme  Merdle ; si naturellement que, sans chercher à mettre aucune suite dans ses idées incohérentes, il passa brusquement à cette dame pour demander comment elle allait.

« Très-bien. Elle quitte Rome la semaine prochaine.

— Pour Londres ? demanda M. Dorrit.

— Oui… après un séjour de quelques semaines en route.

— Son absence se fera vivement sentir ici ; mais son retour sera une immense… hem !… acquisition, à Londres ; pour Fanny et pour… hem !… le reste du grand monde. »

La petite Dorrit, en songeant à la rivalité qui allait se déclarer