Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/199

Cette page a été validée par deux contributeurs.

M. Dorrit, persuadé que l’heure des brigands a sonné et qu’on va le jeter dans un fossé après l’avoir dépouillé, met la tête à la portière. Il reconnaît alors qu’il n’est assailli que par un enterrement qui s’avance en psalmodiant machinalement ; il entrevoit des vêtements sales, des torches blafardes, des encensoirs qu’on balance et une grande croix que suit un prêtre. Il n’était pas beau, ce prêtre, à la lueur incertaine des torches, avec sa figure lugubre et son front protubérant, et lorsque ses yeux rencontrent ceux de M. Dorrit, qui montre sa tête nue à la portière, ses lèvres, continuant à psalmodier ses libera, semblent menacer cet important voyageur ; le geste de sa main droite, bien que ce ne fût qu’une manière de rendre le salut de l’étranger, avait l’air de confirmer cette menace. Du moins, c’est ce que pensa M. Dorrit, dont l’imagination était surexcitée par ses fatigues d’architecte et de touriste, en voyant le prêtre passer devant lui, et la procession disparaître lentement avec ses morts. M. Dorrit et sa suite continuent leur route dans un sens tout opposé, et bientôt, avec leur équipage chargé d’objets de luxe tirés des deux grandes capitales de l’Europe, ils viennent, comme autrefois les Goths, frapper aux portes de Rome ; seulement c’est dans Rome aujourd’hui que sont les Goths.

Les gens de M. Dorrit ne l’attendaient pas. On l’avait attendu, mais on ne comptait plus le voir arriver que le lendemain, convaincu qu’il ne se souciait guère de voyager aussi tard dans le voisinage de Rome. De sorte que, lorsque la berline de voyage s’arrêta devant la porte, le concierge seul se présenta pour recevoir son maître.

« Mlle  Dorrit était-elle sortie ? demanda celui-ci.

— Non. Elle se trouvait à la maison.

— Très-bien, dit M. Dorrit aux domestiques qui arrivaient à la hâte ; vous pouvez rester où vous êtes. Aidez à déballer la voiture ; je saurai bien trouver Mlle  Dorrit tout seul. »

Il monta donc le grand escalier, lentement, d’un pas fatigué, et traversa plusieurs salons vides jusqu’à ce qu’il vit briller une lumière dans une petite antichambre. C’était un cabinet tapissé assez semblable à une tente, qui s’ouvrait au fond de deux grandes salles de réception ; la lumière y paraissait plus resplendissante et l’air plus chaud, après la sombre avenue que le vieillard avait dû traverser pour y arriver.

Il y avait une portière de tapisserie, mais point de porte ; et lorsque M. Dorrit s’arrêta, regardant sans être vu, il éprouva une certaine angoisse. Ce n’était sûrement pas de la jalousie ! Pourquoi eût-il ressenti de la jalousie ? Il n’y avait là que sa fille et son frère : l’un assis tout près de la cheminée, se réchauffait à un feu de bois ; l’autre, assise à une petite table, s’occupait à quelque ouvrage de broderie. En faisant la part de la grande différence des décors, les deux acteurs de cette scène répétaient le rôle que l’ex-doyen se rappelait avoir joué autrefois ; car Frédéric lui ressemblait assez pour prendre dans ce tableau la place de son frère absent.