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sais que c’est une grande liberté, monsieur, mais j’étais loin de soupçonner que vous puissiez vous en fâcher. Ma parole d’honneur, monsieur, poursuivit le jeune John d’une voix émue, je vous assure que je suis encore assez fier, dans ce que je suis, pour ne pas avoir risqué cette visite, si j’avais pu prévoir comment elle serait reçue. »

M. Dorrit fut tout honteux. Il retourna à la croisée et resta encore quelque temps le front appuyé contre la vitre. Lorsqu’il se retourna, il tenait à la main un mouchoir avec lequel il venait de s’essuyer les yeux ; il paraissait souffrant et fatigué.

« Petit John, je suis très-fâché d’avoir été un peu vif, mais… ha !… il y a certains souvenirs qui ne sont pas agréables… et… hem !… vous n’auriez pas dû venir.

— Je le vois bien maintenant, monsieur ; mais je n’y avais pas pensé… Dieu sait que c’était sans mauvaise intention.

— Je le sais, je le sais, j’en suis sûr. Ha ! Donnez-moi la main, petit John, donnez-moi la main. »

John la donna ; mais M. Dorrit avait refoulé ses sentiments.

Il la donna toute seule ; il n’avait plus le cœur sur la main, et sa mine, en dépit des avances tardives de M. Dorrit, resta blême et rechignée.

« Là ! dit M. Dorrit, lui secouant lentement la main. Asseyez-vous donc encore, petit John.

— Merci, monsieur… mais j’aime mieux rester debout. »

M. Dorrit s’assit à sa place. Après avoir tenu un instant sa tête dans ses mains, il se tourna vers son visiteur et lui dit d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme :

« Et comment va votre père, petit John ? Comment… ha !… vont-ils tous, petit John ?

— Merci, monsieur. Ils vont assez bien, monsieur. Ils n’ont pas à se plaindre.

— Hem ! Je vois que vous n’avez pas renoncé à… hem !… votre petit commerce, John ? ajouta M. Dorrit, jetant les yeux sur le paquet insultant contre lequel il avait lancé un si énergique anathème.

— Pas tout à fait, monsieur. Mais j’ai aussi… (John hésita un peu) embrassé l’état de mon père.

— Ah ! vraiment !… Et êtes-vous quelquefois de… hem…

— De garde ? Oui, monsieur…

— Beaucoup de besogne, John ?

— Oui, monsieur ; pas mal pour le moment. Je ne sais pas comment cela se fait, mais en général nous avons toujours assez de monde.

— À cette époque de l’année, jeune John ?

— En toutes les saisons, monsieur. Je ne vois pas que l’époque y fasse grand’chose… Je vous souhaite le bonsoir, monsieur.

— Attendez un instant, John… ha !… attendez un instant. Hem !… Laissez-moi les cigares, John, je… ha !… vous prie.