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valletto, imprimant un air très-mystérieux à son geste favori. Entrons là. »

Mme  Plornish était fière de ce titre de padrona, qui, à ses yeux, signifiait moins maîtresse de maison que maîtresse de langue italienne. Elle accéda de suite au désir de M. Baptiste, et tout le monde rentra dans la chaumière.

« Lui espérer vous pas effrayer, dit alors Mme  Plornish, interprétant d’une façon nouvelle les paroles de M. Pancks (car elle improvisait les variantes avec une facilité extrême), quoi donc être arrivé à vous ? parla padrona.

— J’ai vu quelqu’un répondit Baptiste ; je l’ai rincontrato.

— Lui, qui ?

— Un mauvais homme, un très-mauvais homme. J’espérais ne plus jamais le voir.

— Comment vous savoir lui mauvais ? demanda l’interprète.

— Ça ne fait rien, padrona ; je ne le sais que trop : ça suffit.

— Lui avoir vu vous ? continua la padrona.

— Non. Je l’espère. Je ne crois pas.

— Il dit (interpréta avec une condescendance pleine de douceur Mme  Plornish, qui se retourna pour adresser la parole à son père et à M. Pancks) qu’il vient de rencontrer un méchant homme ; mais il espère que le méchant homme ne l’a pas vu… Et pourquoi (continua-t-elle, employant de nouveau la langue italienne), pourquoi, vous espérez lui avoir pas vu vous ?

— Très-chère padrona (répliqua le petit étranger qu’elle avait protégé avec une bienveillance si délicate), ne me faites pas cette question, je vous en prie. Encore une fois, ça ne fait rien. J’ai peur de cet homme. Je souhaite qu’il ne me voie pas ; je souhaite qu’il ne me reconnaisse jamais… jamais ! Assez là-dessus, belle padrona. N’en parlons plus ! »

Ce sujet de conversation déplaisait tellement à Cavalletto et mettait tellement en déroute sa gaieté habituelle, que Mme  Plornish n’insista pas ; d’autant plus qu’il y avait déjà quelque temps qui le thé bouillait au coin du feu. Mais si elle s’abstint d’adresser de nouvelles questions à son locataire, elle n’en fut ni moins intriguée, ni moins curieuse pour cela. M. Pancks, tout aussi surpris que son hôtesse, respirait, depuis l’entrée du petit Italien, à la façon d’une locomotive essoufflée qui aurait eu à faire remonter une colline assez roide à un convoi trop chargé. Maggy, mieux vêtue qu’autrefois, mais toujours fidèle à ses monstrueux bonnets, se tenait au second plan, la bouche béante et les yeux écarquillés sans cesser d’être aussi ébahie lorsqu’il n’existât plus aucun motif d’ébahissement. Cependant on passa sur cet incident, bien que tout le monde parût y songer encore, surtout les deux jeunes Plornish, qui consommèrent d’une façon lugubre leur part du festin nocturne. À quoi bon manger des tartines de pain et de beurre, lorsqu’il était plus que probable que le méchant homme qui avait effrayé leur ami Cavalletto ne tarderait pas à venir les manger eux-mêmes ?