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néanmoins quelques-uns de nos vieux amis (et entre autres les signataires de cette lettre) sont assez bons pour ne pas nous oublier, et nous sommes aussi à même que jamais de leur rendre les services qu’ils veulent bien nous demander. Mais je parle là de choses qui ne vous intéressent nullement. Vous êtes Anglais, monsieur ?

— Ma foi, non, madame ; je ne suis pas né en Angleterre, et je n’y ai pas non plus été élevé. Au fond, je n’appartiens à aucun pays, répondit M. Blandois allongeant la jambe et se frappant la cuisse sans façon ; je descends d’une demi-douzaine de nations.

— Vous avez beaucoup couru le monde ?

— Beaucoup. Par le ciel, madame, je suis allé un peu partout.

— Vous n’avez sans doute rien qui vous retienne chez vous. Vous n’êtes pas marié !

— Madame, répliqua M. Blandois avec un sinistre froncement de sourcils, j’adore votre sexe, mais je ne suis pas marié… je ne l’ai jamais été. »

Mme Jérémie, debout près de la table, non loin du visiteur, était en train de verser le thé. Ayant par hasard tourné la tête du côté de M. Blandois, tandis qu’il faisait cette réponse, elle se figura, grâce à son perpétuel état de somnambulisme, qu’il y avait dans le regard de ce personnage je ne sais quoi de fascinateur qui l’obligeait à tenir les yeux fixés sur lui. Cette impression fut même si vive qu’elle se tint immobile, la théière à la main, à dévisager M. Blandois ; impolitesse qui non-seulement lui causa à elle-même une certaine inquiétude (en prévision de la punition que ne manquerait pas de lui infliger Jérémie), mais une gêne considérable au visiteur, et par suite à Mme Clennam et à M. Flintwinch. Cet état de somnambulisme dura quelques minutes, pendant lesquelles ils restèrent à se regarder confusément les uns les autres, sans savoir pourquoi.

« Eh bien ! dit enfin la maîtresse de Mme Jérémie qui fut la première à interrompre le silence. Qu’est-ce que vous avez à regarder ainsi monsieur ?

— Je n’en sais rien, répondit Mme Flintwinch, la main libre étendue vers le visiteur. Ce n’est pas moi ! c’est lui !

— Que veut dire cette bonne femme ? s’écria M. Blandois, qui pâlit, rougit et se leva lentement d’un air de fureur qui formait un étrange contraste avec ses paroles modérées. Il n’y a pas moyen de comprendre la conduite étrange de cette bonne dame.

— Il n’y a pas moyen de la comprendre ! répliqua M. Flintwinch, qui s’avança en pirouettant doucement vers sa femme. Elle ne sait pas elle-même ce qu’elle veut dire. C’est une idiote ; elle divague. On lui fera avaler une dose… oh ! mais une dose… Hors d’ici, ma vieille, ajouta-t-il à l’oreille de la dame. Hors d’ici ; profite du moment… avant que je t’aie réduite en marmelade. »

Mme Jérémie, comprenant le danger que courait son identité, lâcha la théière dont son mari venait de s’emparer, se cacha la