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L’AMI COMMUN.

vigile et jeûne, et il permet à missis Wilfer de déployer une sombre grandeur, que cette femme sensible révèle principalement dans le choix de ses couleurs favorites.

L’état de cette noble dame, en ces jours de gala, est un composé de résignation héroïque et d’auguste clémence. Le souvenir des mariages avantageux qu’elle aurait pu contracter sillonne de reflets sinistres la sombre majesté répandue sur ses traits, et le Chérubin, à la lueur des éclairs, apparaît comme un petit monstre, singulièrement favorisé du ciel, qui lui a concédé, on ne sait pourquoi, un objet vainement sollicité par des êtres qui lui étaient bien supérieurs. Sa position à l’égard de ce trésor est si fermement établie, qu’à chaque bout de l’an il se voit contraint de s’excuser de son bonheur. Il n’est pas impossible que sa modestie confuse n’aille jusqu’à lui faire des reproches d’avoir osé prendre pour épouse une créature d’un ordre aussi élevé. Quant aux enfants nés de cette union, l’expérience qu’ils ont faite de ces doux anniversaires, les a conduits à souhaiter dès leur jeune âge que Ma eût épousé n’importe qui au lieu de Pa, ou que ce cher Pa eût choisi une autre femme que Ma. Lorsqu’il n’y eut plus à la maison que les deux sœurs de notre connaissance, l’esprit audacieux de Bella, au comble de la surprise, en vint à se dire d’un ton vexé : « Mais qu’est-ce que Pa a jamais pu voir chez Ma qui l’ait rendu assez fou pour la demander en mariage ? »

L’année, dans sa course, ayant ramené l’anniversaire de ce fait inexplicable, miss Bella descend de la voiture des Boffin pour assister à la cérémonie. Il est d’usage chez les Wilfer de sacrifier ce jour-là une paire de poulets sur l’autel de l’hyménée, et la jolie femme a écrit d’avance qu’elle se chargeait de cette offrande votive. Grâce aux forces combinées de deux chevaux, de quatre roues, de deux hommes et d’un chien pareil à un plum-pudding, orné d’un collier aussi peu commode que la cravate de George IV, miss Bella et ses deux volailles sont déposées devant la demeure paternelle. Elles sont accueillies par missis Wilfer, dont la dignité, comme il arrive toujours dans les grandes occasions, est rehaussée d’un mystérieux mal de dents.

« Inutile de ramener la voiture, dit Bella, je reviendrai à pied. »

Le domestique mâle de missis Boffin touche son chapeau, et reçoit de missis Wilfer un coup d’œil majestueux destiné à porter dans son âme l’assurance, qu’en dépit de ce qu’il suppose, les domestiques mâles, et en livrée, ne sont nullement rares à cette porte.

« Eh bien ! chère Ma, comment allez-vous ? dit la jeune fille.

— Aussi bien que ma position le permet, répond la noble dame.