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L’AMI COMMUN.

— Pardon, dit mister Podsnap, dont l’esprit et le col de chemise sont à peu près aussi froissés l’un que l’autre, cette jeune fille a-t-elle jamais été batelière ?

— Jamais, répond Lightwood ; son père lui a fait quelquefois conduire un bateau, où il était seul avec elle ; voilà tout. »

Sensation générale ; les trois tampons hochent la tête.

« Mister Lightwood, poursuit Podsnap, dont l’indignation envahit les cheveux en brosse, je vous demanderai si elle a été fille de fabrique.

— Jamais, répond Mortimer ; elle a été employée dans une usine, une papeterie, je crois, où elle était fort estimée. »

Nouvelle sensation générale. « Oh ! ciel ! disent Buffer et consorts d’un ton grave ; oh ! ciel !

— En ce cas, reprend Podsnap qui écarte le fait avec la main, tout ce que j’ai à dire, c’est que ma gorge se soulève contre un pareil mariage ; que cela me blesse et me dégoûte ; que cela me fait mal au cœur… Je désire qu’on ne m’en parle pas davantage.

— Je me demande, se dit à part lui Mortimer, que cette sortie amuse, si vous êtes la voix de la société.

— Écoutez ! écoutez ! crie la charmante Tippins. Honorable collègue de l’honorable membre qui vient de se rasseoir, veuillez dire votre opinion au sujet de cette mésalliance. »

L’opinion de missis Podsnap est, qu’en fait de mariage, il faut qu’il y ait égalité de fortune et de position ; qu’un jeune homme qui appartient à la société doit prendre une femme de la société, capable d’y remplir son rôle avec cet abandon, cette élégance de manières… (Missis Podsnap s’arrête délicatement.) Elle pense, en un mot, qu’un gentleman, comme celui dont on parle, devait chercher une belle femme, ayant avec elle autant de ressemblance qu’il était permis de l’espérer.

« Êtes-vous bien la voix de la société ? » se demande toujours Mortimer.

La parole est maintenant à l’entrepreneur d’une force de cinq cent mille individus. D’après ce potentat, le jeune homme en question aurait dû faire à cette fille une petite rente, et lui acheter un bateau. Ce n’est jamais qu’une question de bifteck et de porter. Vous donnez un bateau à la fille — très-bien ; vous lui faites une rente ; vous énoncez le total en livres sterling ; mais réellement c’est tant de livres de bœuf, et tant de pintes de bière. D’une part la fille et le bateau ; de l’autre, du porter et du bœuf. Elle consomme tant de livres de celui-ci, tant de pintes de celui-là. Ces biftecks et cette bière sont le combustible de la machine ; ils produisent une certaine force ; cette force est appliquée